Cet article est dédié tout particulièrement aux otages, femmes, hommes et enfants capturés par le mouvement terroriste du Hamas et aux parents attendant le retour des leurs.
א וַיְהִי כָל-הָאָרֶץ שָׂפָה אֶחָת וּדְבָרִים אֲחָדִים. (בראשית יא: א) | 1 Toute la terre avait une même langue et des paroles semblables. (Genèse 11 : 1)* |
Ce verset d’une particulière difficulté a été traduit de manières diverses par les traducteurs en langue française:
Samuel Cahen
“Il y avait alors sur toute la terre un seul langage et les mêmes expressions.”
Louis Second
“Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots.”
La Bible du Semeur
“Tous les hommes parlaient la même langue et tenaient le même langage”
John Darby
“Et toute la terre avait une seule langue et les mêmes paroles.”
André Chouraqui
“Et c’est toute la terre, une seule lèvre, des paroles unies.”
André Chouraqui traduit littéralement l’hébreu שָׂפָה /SaFaH par “lèvre” sur le modèle du grec χεῖλος [kʰeilos, lèvre, bord d’un fleuve…] inspirant le latin [labii]. A la fin du verset, la traduction latine opte pour la traduction “sermonum eorundem” signifiant “des mêmes discours”.
L’utilisation de “sermonum” (paroles, discours) en plus de “labii” (lèvre, langue) dans la version latine renforce l’idée que l’unité allait au-delà de la simple structure linguistique, englobant aussi le contenu des communications. Le terme “sermonum eorundem” dans ce contexte met l’accent sur l’uniformité totale de la communication humaine avant Babel, tant dans la forme (la langue) que dans le contenu (les idées exprimées).
Cette interprétation favorisée par les traductions classiques citées plus haut, mettant en exergue l’état d’unité décrit au début de ce récit biblique, est-elle toutefois exacte ?
Il semble que cette unité de langue s’inscrit a priori dans la pluralité des idées. Revenons à la source biblique dont il est possible de revoir la traduction:
א וַיְהִי כָל-הָאָרֶץ שָׂפָה אֶחָת וּדְבָרִים אֲחָדִים. (בראשית יא: א) | 1 Et toute la terre avait une même langue et des paroles unes. (Genèse 11 : 1) |
Cette nouvelle traduction vise tout d’abord à être la plus fidèle possible au texte original “דְבָרִים אֲחָדִים” (devarim a’hadim). La particularité linguistique “paroles unes”, si elle est loin certes d’être courante en français moderne du fait de sa forme archaïque, n’est point sans rappeler la construction similaire en espagnol. La version Reina-Valera, qui est l’une des traductions espagnoles les plus anciennes datant du XVIe siècle, traduit “דְבָרִים אֲחָדִים” (devarim a’hadim) : “unas mismas palabras” (quelques mêmes paroles).
Cette possible traduction “des paroles unes” vise à mettre l’accent sur l’unicité non seulement de la langue (שָׂפָה אֶחָת, “une langue”), mais aussi sur le contenu du discours (דְבָרִים אֲחָדִים, “paroles unes”) sans pour autant amoindrir son caractère pluriel. Autrement dit, l’expression plurielle n’est en rien contradictoire avec l’unité de pensée. Au contraire, elle la favorise! Ce sont toutes les pièces du puzzle rassemblées qui composent l’image finale. Traduire “paroles unies” comme le fait André Chouraqui peut laisser penser que toutes les paroles dites étaient uniformes, uniques, univoques. Or il semble que l’esprit du texte, dans sa subtilité poétique, exprime le contraire, à savoir des expressions distinctes, libres et même contradictoires s’inscrivant dans la formation vivante d’une vision unicitaire du monde.
Cet idéal d’unité de langue -de vision du monde- vole bientôt en éclats:
ו וַיֹּאמֶר יְהוָה הֵן עַם אֶחָד וְשָׂפָה אַחַת לְכֻלָּם וְזֶה הַחִלָּם לַעֲשׂוֹת וְעַתָּה לֹא-יִבָּצֵר מֵהֶם כֹּל אֲשֶׁר יָזְמוּ לַעֲשׂוֹת. (בראשית יא: ו) | 6 et il dit: “Voici un peuple uni, tous ayant une même langue. C’est ainsi qu’ils ont pu commencer leur entreprise et dès lors tout ce qu’ils ont projeté leur réussirait également. (Genèse 11: 6) |
Une lecture attentive de ce verset révèle la présence de l’expression “SaPhah A’HaT / שָׂפָה אַחַת / une même langue” déjà mentionnée, mais la seconde expression “devarim a’hadim/ דְבָרִים אֲחָדִים /des paroles unes” brille par son absence, qui révèle que la pluralité initiale et idéale des idées fondant la singularité du genre humain disparaît dès lors que cette même singularité humaine vise non plus à édifier un monde meilleur mais à concurrencer l’Unité divine. A l’unité plurielle succède l’uniformité totalitaire qui deviendra le lot de nombreuses civilisations.
Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, nous assistons à un éclatement des grands empires coloniaux et de la résurgence des identités régionales partout dans le monde. La création de petits États permet une meilleure expression des particularismes culturels, linguistiques et historiques de certaines régions. Cela peut répondre aux aspirations d’autonomie de groupes qui se sentent mal représentés au sein de grands ensembles nationaux, comme la Yougoslavie, le Kosovo…
Selon la pensée hébraïque, l’universel réside avant tout dans le particulier et le singulier. Toute volonté d’ordre politique ou spirituelle visant à uniformiser la pensée humaine comme en Corée du Nord, en Russie soviétique est vouée à l’échec :
ה כִּי כָּל-הָעַמִּים יֵלְכוּ אִישׁ בְּשֵׁם אֱלֹהָיו וַאֲנַחְנוּ נֵלֵךְ בְּשֵׁם-יְהוָה אֱלֹהֵינוּ לְעוֹלָם וָעֶד. (מיכה ד: ה) | 5 [En attendant], que les autres peuples marchent chacun au nom de sa divinité, nous, nous marcherons au nom de l’Eternel, notre Seigneur, toujours et toujours! (Michée 4 : 5). |
Je vous invite également à rejoindre notre Beit-Midrash où nous abordons la difficulté de la traduction biblique.
- Parashat Noah, Genèse 6 : 9- 11-32
Shabbat shalom !
Haïm Ouizemann