L'hébreu biblique
Le blog de Haïm Ouizemann

Shabbat – Pessah, interroger l’Histoire ou le sens de la Liberté

וַיִּקְחוּ בְנֵי-אַהֲרֹן נָדָב וַאֲבִיהוּא אִישׁ מַחְתָּתוֹ וַיִּ

Darmstadt Pessah Hagada, Pessach-Haggadah, Darmstädter Pessach-Haggadah
Darmstadt Pessah Hagada, Pessach-Haggadah, Darmstädter Pessach-Haggadah

Où commence la Liberté? Qu’est-ce que la Liberté? Ces questions qui ne cessent d’être posées constituent le cœur même de la nuit du Seder – לֵיל הַסֵּדֶר Leil HaSeder – au cours de laquelle tous les fils d’Israël, réunis en un seul faisceau, relatent la Sortie d’Egypte. Si, certes, le narratif de la Haggadah s’attache à décrire l’aliénation d’Israël au cœur de l’Empire pharaonique, peut-on comparer ce texte à un livre racontant une Histoire?

Le texte de la Haggadah de Pessah débute par une interrogation essentielle à la compréhension du sens de la Liberté et de l’Histoire («Ma Nishtana?»):

«מַה נִּשְׁתַּנָּה הַלַּיְלָה הַזֶּה מִכָּל הַלֵּילוֹת?»

 « En quoi cette nuit se distingue-t-elle des autres nuits ?» («Ma nishtana, halayla hazè, mikol haleylot?»}

«En quoi cette soirée se distingue-t-elle de toutes les autres soirées?

«Pourquoi à toutes les autres soirées, mangeons-nous du pain levé ou du pain non levé, cette soirée-ci exclusivement du pain non levé?

«Pourquoi, à toutes les autres soirées, mangeons-nous des herbes de toutes sortes, cette soirée-ci des herbes amères?

«Pourquoi, à toutes les autres soirées, ne trempons-nous pas même une fois (nos aliments), cette soirée-ci deux fois?

«Pourquoi, à toutes les autres soirées, prenons-nous nos repas, soit assis, soit accoudés, et cette soirée-ci sommes-nous tous accoudés?»

A cette série d’interrogations suivent quatre autres questions, posées respectivement par quatre enfants, le sage (חָכָם HaKham), l’anarchiste[1] (רָשָׁע Rasha), le naïf (תָּם Tam) et celui qui ne sait point formuler de questions (שֶׁאֵינו יודֵעַ לִשְׁאול SheEino Yodea LiShol):

«אֶחָד חָכָם, וְאֶחָד רָשָׁע, וְאֶחָד תָּם, וְאֶחָד שֶׁאֵינו יודֵעַ לִשְׁאול».

«L’un est sage, l’autre anarchiste, l’autre naïf et le dernier ne sait point poser de questions».

«חָכָם מָה הוּא אומֵר?   מָה הָעֵדות וְהַחֻקִּים וְהַמִּשְׁפָּטִים אֲשֶׁר צִוָּה ה’ אֱלהֵינוּ אֶתְכֶם. וְאַף אַתָּה אֱמור לו כְּהִלְכות הַפֶּסַח: אֵין מַפְטִירִין אַחַר הַפֶּסַח אֲפִיקומָן».ש

«רָשָׁע מָה הוּא אומֵר? מָה הָעֲבודָה הַזּאת לָכֶם. לָכֶם – וְלא לו. וּלְפִי שֶׁהוצִיא אֶת עַצְמו מִן הַכְּלָל כָּפַר בְּעִקָּר. וְאַף אַתָּה הַקְהֵה אֶת שִׁנָּיו וֶאֱמור לו: “בַּעֲבוּר זֶה עָשָׂה ה’ לִי בְּצֵאתִי מִמִּצְרָיִם”. לִי וְלא לו. אִלּוּ הָיָה שָׁם, לא הָיָה נִגְאָל».ש

«תָּם מָה הוּא אומֵר? מַה זּאת? וְאָמַרְתָּ אֵלָיו “בְּחוזֶק יָד הוצִיאָנוּ ה’ מִמִּצְרַיִם מִבֵּית עֲבָדִים».

«וְשֶׁאֵינו יודֵעַ לִשְׁאול – אַתְּ פְּתַח לו, שֶׁנֶּאֱמַר, וְהִגַּדְתָּ לְבִנְךָ בַּיום הַהוּא לֵאמר, בַּעֲבוּר זֶה עָשָׂה ה’ לִי בְּצֵאתִי מִמִּצְרָיִם».ש

«Le Sage, que dit-il? — Qu’est-ce que ces statuts, ces lois, ces règlements, que l’Eternel, notre Dieu, vous a imposes? Et toi, à ton tour, dis-lui, selon les prescriptions relatives à la Pâque: «On ne termine pas la cérémonie de l’agneau pascal par un aphikoman.»

« Le Méchant, que dit-il? — Que signifie pour vous ce rôle? «Pour vous» et non pour lui; et puisqu’il s’est exclu lui-même de la communauté, il a nié le principe même de la Pâque. Et toi aussi, agace-lui les dents, et dis-lui: C’est dans cette vue que l’Eternel a agi en ma faveur, quand je sortis de l’Egypte. «En ma faveur», et non en la sienne: s’il avait été là, il n’aurait pas été délivré.

«Le Simple (naïf), que dit-il? — «Qu’est-ce que cela?» Tu lui répondras: «D’une main toute-puissante l’Eternel nous a fait sortir de l’Egypte, de la maison d’esclavage.»

«E t pour celui qui ne sait pas questionner — prends toi-même l’initiative, comme il est dit: «Tu raconteras  alors à ton fils: *C’est dans cette vue que l’Eternel a agi en ma faveur, quand je sortis de l’Egypte.

L’intention de ce discours sous forme de questions vise à forger la conscience de la Liberté.  Les Sages d’Israël ne s’attachent plus à raconter simplement l’Histoire de l’esclavage telle qu’elle est racontée dans le livre de l’Exode (Shemot)- mais ont pour dessein d’en tirer une leçon pour les générations futures afin qu’aucune autre forme de servitude ne soit tolérée. Ils développent ainsi une philosophie de l’Histoire et créent, bien avant que le terme soit inventé par R.G. Collingwoodla notion de «Métahistoire» [2]. Israël devient, alors, le paradigme de tous les esclavages.

L’Histoire n’est donc point la narration savante et objective d’une série de faits passés mais est, pour reprendre le terme de Hayden White, une «Histoire de la Conscience»[3].

C’est cette Conscience (דַעַת Da’at) du sens de l’Histoire qui détermine la pérennité d’Israël. Le verbe «וְהִגַּדְתָּ  VeHigadta, tu raconteras» (Exode 13: 8), au-delà de sons sens premier de «raconter», signifie «insuffler une signification à l’Histoire». Viktor Frankl développera, à la lueur de son expérience de survie dans les camps de concentration, la troisième école de psychanalyse, la «logothérapie», selon laquelle toute thérapie doit se fonder sur le rétablissement du sens de la vie. Le manque de sens conduit à la mort[4].

Le germe de la Liberté émerge dès lors que l’on est capable, par le biais du questionnement, d’interpréter l’Histoire.   Elle s’enracine avant tout dans l’interrogation qui caractérise tant la vocation prophétique d’Israël. Moïse, le Prophète des prophètes, lors de sa consécration, n’hésite point à interroger l’Eternel (Exode 3: 11; 13) comme le fit le Patriarche Avraham (Genèse 18: 25). Le questionnement est aussi interprétation: la racine verbale ד.ר.ש./ D. R. Sh. révèle l’ambivalence du questionnement comme de l’interprétation, ce terme hébreu signifiant aussi bien «questionnement» que «interprétation»:

כב וַיִּתְרֹצְצוּ הַבָּנִים בְּקִרְבָּהּ וַתֹּאמֶר אִם-כֵּן לָמָּה זֶּה אָנֹכִי וַתֵּלֶךְ לִדְרֹשׁ אֶת-יְהוָה. (בראשית כה: כב).ש

22 Comme les enfants s’entre poussaient dans son sein, elle dit”Si cela est ainsi, à quoi suis-je destinée!” Et elle alla consulter l’Eternel. (Genèse 25: 22).

טו וַיֹּאמֶר מֹשֶׁה לְחֹתְנוֹ כִּי-יָבֹא אֵלַי הָעָם לִדְרֹשׁ אֱלֹהִים. (שמות ח: טו).ש

15 Moïse répondit à son beau-père: “C’est que le peuple vient à moi pour consulter le Tout-Puissant. (Exode 18: 15)

ג אֱלֹהִים מִשָּׁמַיִם הִשְׁקִיף עַל-בְּנֵי-אָדָם לִרְאוֹת הֲיֵשׁ מַשְׂכִּיל דֹּרֵשׁ אֶת-אֱלֹהִים. (תהלים נג: ג).ש

3 Le Seigneur, du haut du ciel, observe les hommes, pour voir s’il en est de bien inspirés, recherchant le Seigneur.  (Psaume 53: 3).

Des hommes et des femmes ne peuvent s’arracher de leurs chaînes d’esclaves que s’ils sont disposés à s’interroger sur le sens de leur vie.

Contrairement à la philosophie grecque de la Maïeutique, de l’«accouchement d’idées et de connaissances» par la voie du questionnement, la pensée hébraïque, quant à elle,  ne cherche en rien à ramener à la conscience des faits ou des souvenirs refoulés mais à créer une nouvelle Conscience de l’Histoire conformément au sens et au programme divin. Cette Conscience contribue à l’Ecriture même de l’Histoire.

Toutes les puissances coloniales et les grands empires ont toujours tenté d’interdire l’émergence du questionnement, source génératrice de Liberté. C’est aussi parce qu’Israël ne cesse d’interroger la conscience du monde, qu’il s’affirme comme le héraut suprême de la Liberté pour tous les hommes dans notre monde meurtri par la barbarie et l’oppression:

בְּכָל דּוֹר וָדוֹר חַיָּב אָדָם לִרְאוֹת אֶת עַצְמוֹ כְּאִלוּ הוּא יָצָא מִמִּצְרַיִם

«L’Homme doit, en chaque génération, se considérer comme s’il était lui-même sorti d’Egypte».

[1] Le terme «רָשָׁע Rasha» généralement traduit par «Méchant, Mécréant ou Hérétique» peut également se traduire par «Anarchiste, Libre-penseur»  ou bien même par «Révolutionnaire». L’anarchiste s’efforce de briser le cadre normatif de la Tradition afin de reconstruire un monde meilleur et revenir à l’état primordial du monde. Il croit en un ordre nouveau où il n’y aurait plus de domination de l’homme par l’homme. Le «Rasha» de la Haggada de Pessah n’est point sans rappeler la notion d’«individualisme libertaire» développée par Sébastien Faure qui initie en 1925 la rédaction de «l’Encyclopédie anarchiste».

[2] Hayden White (1928-2018), Metahistory: The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe (1973).

[3] History of consciousness.

[4] Viktor E. Frankl : Découvrir un sens à sa vie avec la logothérapie, Éditions de l’Homme, 1988.

 

Shabbat shalom et Hag Pessah Sameah!

[email protected]

Avec toutes mes amitiés,

Haïm Ouizemann

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J’ai plus de 30 ans d’expérience dans l’étude et l’enseignement de la Bible. Il n’y a pas de limite à ce que la Bible prodigue comme connaissance et inspiration pour la vie.
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