A l’heure où Moïse[1] consacre les Cohanim à servir officiellement dans la Tente du Rendez-Vous inaugurée au huitième jour, survient le drame de la mort soudaine des deux fils d’Aaron, Nadav et Avihou, foudroyés par l’Eternel.
Quelle est la raison de ce foudroiement advenu soudainement ?
| א וַיִּקְחוּ בְנֵי-אַהֲרֹן נָדָב וַאֲבִיהוּא אִישׁ מַחְתָּתוֹ, וַיִּתְּנוּ בָהֵן אֵשׁ וַיָּשִׂימוּ עָלֶיהָ קְטֹרֶת וַיַּקְרִיבוּ לִפְנֵי יְהוָה אֵשׁ זָרָה אֲשֶׁר לֹא צִוָּה אֹתָם. ב וַתֵּצֵא אֵשׁ מִלִּפְנֵי יְהוָה וַתֹּאכַל אוֹתָם וַיָּמֻתוּ לִפְנֵי יְהוָה. (ויקרא י, א-ב) | 1 Les fils d’Aaron, Nadab et Abihou, prenant chacun leur encensoir, y mirent du feu, sur lequel ils jetèrent de l’encens, et apportèrent devant le Seigneur un feu profane [étranger] sans qu’il le leur eût commandé. 2 Et un feu s’élança de devant le Seigneur et les dévora, et ils moururent devant le Seigneur. (Lévitique 10 : 1-2). |
La source biblique précise que la faute de Nadav et d’Avihou trouve son origine dans le fait qu’ils ont, dans l’enthousiasme du moment, offert un feu étranger, à savoir un feu qui n’entrait point dans l’ordre du culte divin. Les deux fils d’Aaron, alors Grand-Prêtre, ont certes cru agir dans le sens du bien mais se sont exclus du service divin en aspirant à vouloir rajouter de leur personne dans le service divin.
Le culte rendu à l’Eternel au cœur de la Tente du Rendez-Vous est d’une telle précision que nul, pas même les Cohanim, ne sont autorisés à en modifier le mode opératoire. Ainsi, tout excès, même s’il peut paraître légitime, n’est pas acceptable :
| טז אַל-תְּהִי צַדִּיק הַרְבֵּה וְאַל-תִּתְחַכַּם יוֹתֵר: לָמָּה, תִּשּׁוֹמֵם. (קהלת ז: טז) | 16 Ne sois pas juste à l’excès, ne sois pas sage plus qu’il ne faut ; pourquoi t’exposer à la ruine ? (Ecclésiaste 7 : 16). |
C’est ce qu’enseigne Voltaire dans son « dictionnaire philosophique » (1764), s’inspirant du proverbe italien « Il meglio è l’inimico del bene » : « le mieux est l’ennemi du bien »[2].
Au contraire de Nadav et Avihou, les deux fils du Grand Prêtre Héli, ‘Hofni et Pin’has vont, eux, abuser de leur pouvoir de prêtrise, pour consommer sans retenue les meilleures parties grasses consacrées exclusivement au Divin (I Samuel 2 : 12-17) et violer sans scrupule les femmes qui servaient dans le Temple de Jérusalem (I Samuel 2 : 22). Ils seront châtiés par la mort.
| יז אַל-תִּרְשַׁע הַרְבֵּה וְאַל-תְּהִי סָכָל לָמָּה תָמוּת בְּלֹא עִתֶּךָ. (קהלת ז: יז) | 17 Ne sois pas trop méchant, évite d’être sot ; pourquoi voudrais-tu mourir avant le temps ? (Ecclésiaste 7 : 17). |
L’Ecclésiaste explique que l’attitude de l’Homme doit être mesurée, sans excès vers les extrêmes :
| יד יָדַעְתִּי כִּי כָּל-אֲשֶׁר יַעֲשֶׂה הָאֱלֹהִים הוּא יִהְיֶה לְעוֹלָם עָלָיו אֵין לְהוֹסִיף וּמִמֶּנּוּ אֵין לִגְרֹעַ וְהָאֱלֹהִים עָשָׂה שֶׁיִּרְאוּ מִלְּפָנָיו. (קהלת ג: יד) | 14 J’ai reconnu aussi que tout ce que le Seigneur fait restera ainsi éternellement : il n’y a rien à y ajouter, rien à en retrancher : le Seigneur a arrangé les choses de telle sorte qu’on le craigne. (Ecclésiaste 3 : 14). |
Dans son œuvre magistrale Mishneh Tora[3] et dans son ouvrage de médecine psychosomatique « Les Huit Chapitres », le grand commentateur Maïmonide définit, cette attitude comme « La voie du Milieu »[4]. Si certes Maïmonide s’inspire de la philosophie grecque et plus particulièrement d’Aristote sur la question de la Voie du Milieu, de nombreuses références tant bibliques que talmudiques ont nourri la vision maïmonidienne.
| כז אַל-תֵּט-יָמִין וּשְׂמֹאול הָסֵר רַגְלְךָ מֵרָע. (משלי ד: כז) | 27 Ne dévie ni à droite ni à gauche ; éloigne tes pas du mal. (Proverbes 4 : 27). |
ש «רַבִּי אוֹמֵר: אֵיזוֹ הִיא דֶֽרֶךְ יְשָׁרָה שֶׁיָּבוֹר לוֹ הָאָדָם, כָּל שֶׁהִיא תִּפְאֶֽרֶת לְעֹשֶֽׂיהָ וְתִפְאֶֽרֶת לוֹ מִן הָאָדָם…» (פרקי אבות ב: א).
« Rabbi [Yehoudah HaNassi] dit : « Quelle est la voie de rectitude que l’homme doit adopter ? Tout ce qui l’honore à ses propres yeux et l’honore aux yeux d’autrui… » (Maximes des Pères 2 : 1).
Rabbi Ovadia ben Avraham de Bartounera (1445- vers 1500) explique que cette voie de rectitude doit être interprétée comme la voie médiane (דֶּֽרֶךְ הָאֶמְצָעִי – Derekh HaEmtsa’i).
Cette voie du juste Milieu présente de manière significative dans la Tradition hébraïque est également partagée par de nombreuses autres spiritualités et philosophie comme celles de Confucius, de Bouddha, d’Aristote et de Saint Thomas d’Aquin. Le moine bouddhiste vietnamien Thích Nhất Hạnh propose une méditation fondée sur « les Cinq entraînements à la pleine conscience » qui visent à apporter plus d’équilibre et d’harmonie dans le quotidien des hommes. Or il s’avère que les enseignements profonds de ces cinq exercices selon la Tradition bouddhiste sont très proches des enseignements de Maïmonide mentionnés dans son ouvrage les « Huit Chapitres ».
L’on peut avancer l’hypothèse que la Voie du juste Milieu n’est rendue possible que par la volonté intérieure d’accéder à un état de pleine conscience de soi-même !
Il suffirait que les systèmes éducatifs à l’intérieur de chaque spiritualité s’inspirent de cette Voie du juste Milieu pour que l’Humanité dans son ensemble s’améliore et que nos enfants devenus adultes soient capables de dialoguer dans un esprit de tolérance et de compréhension mutuelle.
La Voie du juste Milieu constitue sans aucun doute la Voie royale conduisant à la pacification d’un monde fracturé par le fanatisme religieux, les idéologies extrêmes et les dogmes de la pensée unique.
La Voie du juste Milieu, loin d’être seulement un compromis entre des valeurs opposées, invite l’homme à un labeur visant à concilier ces mêmes valeurs comme celles de Vérité [אֱמֶת EMeT] et de Paix [שָׁלוֹם ShaLoM]. Ces deux grands principes d’Ethique s’opposant généralement sont appelés par la Voie du juste Milieu à non point fusionner mais à se rencontrer :
| יא חֶסֶד-וֶאֱמֶת נִפְגָּשׁוּ צֶדֶק וְשָׁלוֹם נָשָׁקוּ. (תהלים פה: יא) | 11 L’Amour et la Vérité se rencontrent, la Justice et la Paix s’embrassent. (Psaume 85 : 11). |
De plus, les Sages d’Israël, grands explorateurs de l’âme humaine, mettent en garde contre toute forme de puritanisme qui, poussé à son extrême, est susceptible in fine de conduire à des déviations sur le plan des mœurs. Le scandale d’abus sexuel de prêtres catholiques et même bouddhistes sur des nonnes et des enfants rappelle que la vie monastique, pourtant louable, peut dans certains cas devenir une source de désordre moral. C’est la raison pour laquelle, le nazir – l’abstème – ne peut, selon les règles énoncées par les Sages d’Israël, se retirer du monde que pour une durée d’un mois afin d’éviter le narcissisme et la fermeture sur soi-même car ne l’oublions jamais, la Voie du juste Milieu a pour dessein d’édifier une meilleure société, un meilleur monde où toutes et tous seraient capables de se voir, de se parler et de se respecter.
| טז דְּבַשׁ מָצָאתָ אֱכֹל דַּיֶּךָּ פֶּן-תִּשְׂבָּעֶנּוּ וַהֲקֵאתוֹ. (משלי כה: טז) | 16 As-tu trouvé du miel, manges-en à ta suffisance de crainte que tu ne t’en rassasies et ne le vomisse. (Proverbes 25 : 16). |
[1] Parashat Shemini : Lévitique 9 : 1-11 : 47.
[2] Montesquieu dans son manuscrit « Pensées » (section ‘Maximes générales de politique’) inscrit l’expression « Le mieux est le mortel ennemi du bien ».
[3] Mishneh Torah, Sefer HaMada, Hilkhot Deot, Chapitre 1-3.
[4] Traité des Huit Chapitres [Shemona Perakim], chapitre 4.
Shabbat shalom !
Haïm Ouizemann
