La parashat VaYéhi[1], la dernière péricope du livre de Béreshit (Genèse), s’achève quasiment comme elle débute.
Elle débute par l’annonce de la mort imminente de Jacob, le troisième Patriarche :
כט וַיִּקְרְבוּ יְמֵי-יִשְׂרָאֵל לָמוּת וַיִּקְרָא לִבְנוֹ לְיוֹסֵף וַיֹּאמֶר לוֹ אִם-נָא מָצָאתִי חֵן בְּעֵינֶיךָ שִׂים-נָא יָדְךָ תַּחַת יְרֵכִי וְעָשִׂיתָ עִמָּדִי חֶסֶד וֶאֱמֶת אַל-נָא תִקְבְּרֵנִי בְּמִצְרָיִם. (בראשית מז: כט) | 29 Et les jours d’Israël approchant de leur terme, il manda son fils Joseph et lui dit : “Si j’ai trouvé grâce à tes yeux, mets, je te prie, ta main sous ma hanche pour attester que tu agiras envers moi avec bonté et fidélité, en ne m’ensevelissant point en Egypte. (Genèse 47 : 29). |
Et elle s’achève par la mort de Joseph :
כד וַיֹּאמֶר יוֹסֵף אֶל-אֶחָיו אָנֹכִי מֵת וֵאלֹהִים פָּקֹד יִפְקֹד אֶתְכֶם וְהֶעֱלָה אֶתְכֶם מִן-הָאָרֶץ הַזֹּאת אֶל-הָאָרֶץ אֲשֶׁר נִשְׁבַּע לְאַבְרָהָם לְיִצְחָק וּלְיַעֲקֹב. (בראשית נ: כד) | 24 Et Joseph dit à ses frères : “Je vais mourir, mais le Seigneur vous visitera assurément et vous fera monter de ce pays vers le pays qu’il a promis par serment à Abraham, à Isaac et à Jacob.” (Genèse 50 : 24). |
Dans ce dernier verset, Joseph aspire à être enterré en Erets Israël sur le modèle de son père Jacob :
ל וְשָׁכַבְתִּי עִם-אֲבֹתַי וּנְשָׂאתַנִי מִמִּצְרַיִם וּקְבַרְתַּנִי בִּקְבֻרָתָם וַיֹּאמַר אָנֹכִי אֶעֱשֶׂה כִדְבָרֶךָ. (בראשית מז: ל) | 30 Et quand je dormirai [moi Jacob] avec mes pères, tu me transporteras hors de l’Égypte et tu m’enseveliras dans leur sépulcre et il répondit : “Je ferai selon ta parole.” (Genèse 47 : 30). |
Puis, Jacob désirant s’assurer que sa requête soit exaucée, s’adresse également à ses autres fils :
כט וַיְצַו אוֹתָם וַיֹּאמֶר אֲלֵהֶם אֲנִי נֶאֱסָף אֶל-עַמִּי קִבְרוּ אֹתִי אֶל-אֲבֹתָי אֶל-הַמְּעָרָה אֲשֶׁר בִּשְׂדֵה עֶפְרוֹן הַחִתִּי. ל בַּמְּעָרָה אֲשֶׁר בִּשְׂדֵה הַמַּכְפֵּלָה אֲשֶׁר עַל-פְּנֵי-מַמְרֵא בְּאֶרֶץ כְּנָעַן אֲשֶׁר קָנָה אַבְרָהָם אֶת-הַשָּׂדֶה, מֵאֵת עֶפְרֹן הַחִתִּי לַאֲחֻזַּת-קָבֶר. לא שָׁמָּה קָבְרוּ אֶת-אַבְרָהָם, וְאֵת שָׂרָה אִשְׁתּוֹ שָׁמָּה קָבְרוּ אֶת-יִצְחָק וְאֵת רִבְקָה אִשְׁתּוֹ וְשָׁמָּה קָבַרְתִּי אֶת-לֵאָה. (בראשית מט: כט-לא) | 29 Et il leur donna un ordre en disant : “Je vais être réuni à mon peuple; ensevelissez-moi auprès de mes pères dans le caveau qui fait partie du domaine d’Éfrôn le Héthéen; 30 dans ce caveau qui appartient au territoire de Makhpêla, en face de Mamré, dans le pays de Canaan, territoire qu’Abraham acheta d’Éfrôn le Héthéen, comme sépulture héréditaire. 31 Là furent enterrés Abraham et Sara son épouse ; là furent enterrés Isaac et Rébecca son épouse et là j’ai enterré Léa. (Genèse 49 : 29-31). |
Que revêt cette aspiration commune à ne surtout point être ensevelis en Egypte mais en Erets Israël auprès des Patriarches et des Matriarches ? Jacob et Joseph ne jouissent-ils point d’une vie sereine, riche en toutes sortes d’abondance, bénéficiant du respect de l’ensemble des égyptiens ?
Il nous incombe tout d’abord de revenir à la parole de Jacob après avoir béni les deux fils de Joseph, Menasheh et Ephraïm :
כא וַיֹּאמֶר יִשְׂרָאֵל אֶל-יוֹסֵף הִנֵּה אָנֹכִי מֵת וְהָיָה אֱלֹהִים עִמָּכֶם וְהֵשִׁיב אֶתְכֶם אֶל-אֶרֶץ אֲבֹתֵיכֶם. (בראשית מח: כא) | 21 Et Israël dit à Joseph : “Voici, je vais mourir. Le Seigneur sera avec vous et il vous ramènera au pays de vos aïeux. (Genèse 48 : 21). |
Il est fort probable que les bénédictions de son père Jacob sur Menasheh et Ephraïm, considérés par Jacob comme ses propres fils (Genèse 48 : 5), aient confirmé à Joseph que la Présence divine ne réside pas en Egypte. C’est pourquoi il se doit de rappeler aux générations futures que l’avenir d’Israël ne peut se construire qu’en Erets Israël. Joseph, comme son père Jacob, désire ardemment quitter « ce pays », l’Egypte sans rien y laisser de son histoire. Cependant, alors que Jacob quitte l’Egypte immédiatement après avoir quitté ce monde, Joseph, quant à lui, désire monter en Erets Israël ensemble avec ses frères et refuse de les abandonner dans leur exil. La nostalgie du Pays inhérente à Joseph transperce dans les noms mêmes que Joseph octroie à ses deux fils Menasheh et Ephraïm, noms qui témoignent de la profonde amertume qu’il ressent au plus profond de son âme d’être si loin de sa terre ancestrale, malgré toute sa réussite en Egypte et les honneurs que lui rendent les Egyptiens :
נא וַיִּקְרָא יוֹסֵף אֶת-שֵׁם הַבְּכוֹר מְנַשֶּׁה כִּי-נַשַּׁנִי אֱלֹהִים אֶת-כָּל-עֲמָלִי וְאֵת כָּל-בֵּית אָבִי. נב וְאֵת שֵׁם הַשֵּׁנִי קָרָא אֶפְרָיִם כִּי-הִפְרַנִי אֱלֹהִים בְּאֶרֶץ עָנְיִי. (בראשית מא: נא-נב) | 51 Et Joseph appela l’aîné Menasheh : “Car le Seigneur m’a fait oublier toute ma souffrance et toute la maison de mon père.” 52 Au second, il donna le nom d’Éphraïm : “Car le Seigneur m’a fait fructifier dans le pays de ma misère.” (Genèse 41 : 51-52). |
L’Egypte demeure dans l’esprit de Joseph comme le pays de « souffrance » et de « misère ». A l’Age d’Or espagnol, Rabbi Yehouda HaLévi exprime comme Yoseph son languissement pour Erets Israël (Voir le poème ci-dessous(.
Quelles sont les bénédictions de Jacob qui, adressées à ses deux petits-fils, confirment à Joseph ce qu’il pressentait déjà en nommant ses enfants, que l’Egypte n’est pas et ne sera jamais une terre de bienfaits pour les enfants d’Israël appelés à devenir le peuple d’Israël ?
Croisant les mains, au grand désarroi de Joseph, Jacob décide de bénir Ephraïm, le cadet, avant même son frère aîné Menasheh :
יט וַיְמָאֵן אָבִיו וַיֹּאמֶר יָדַעְתִּי בְנִי יָדַעְתִּי גַּם-הוּא יִהְיֶה-לְּעָם וְגַם-הוּא יִגְדָּל וְאוּלָם אָחִיו הַקָּטֹן יִגְדַּל מִמֶּנּוּ וְזַרְעוֹ יִהְיֶה מְלֹא-הַגּוֹיִם. (בראשית מח: יט) | 19 Et son père s’y refusa et dit : “Je le sais, mon fils, je le sais ; lui aussi deviendra un peuple et lui aussi sera grand : mais son jeune frère sera plus grand que lui et sa postérité formera plusieurs nations.” (Genèse 48 : 19). |
Rashi explique ce dernier verset :
« וְאוּלָם אָחִיו הַקָּטָן יִגְדַּל מִמֶּנּוּ. שֶׁעָתִיד יְהוֹשֻׁעַ לָצֵאת מִמֶּנּוּ שֶׁיַּנְחִיל אֶת הָאָרֶץ וִילַמֵּד תּוֹרָה לְיִשְׂרָאֵל »
Cependant, son frère le petit sera plus grand que lui Car c’est de lui que sortira Yehoshua (Josué) qui donnera sa terre à Israël et qui lui enseignera la Torah.
La tribu d’Ephraïm se caractérise par son zèle concernant la conquête de la terre de Cana’an. C’est cette même tribu qui construira la capitale de la Samarie, Shomron, après le schisme du royaume de Shelomoh (Salomon).
La bénédiction de Jacob privilégiant Ephraïm est d’une importance capitale car elle relève de la prophétie. En effet, le prochain livre Shemot (Exode) commence par la longue période d’esclavage dont vont être victimes les fils d’Israël en Egypte. D’une certaine manière, cette bénédiction d’Ephraïm constitue le remède avant que ne s’abatte l’aliénation d’Israël en Egypte.
L’espérance porte Israël au-delà de toutes les vicissitudes du monde !
Jacob, le paradigme de tous les maux d’Israël, comprend que seule la transmission de la bénédiction de ses pères Avraham et Its’hak est à même de prodiguer la vie et la pérennité à ses enfants, la future nation hébreue. C’est la raison pour laquelle au soir du Shabbat et des fêtes solennelles, le père de famille juif bénit ses enfants de la bénédiction de Jacob :
טו וַיְבָרֶךְ אֶת-יוֹסֵף וַיֹּאמַר הָאֱלֹהִים אֲשֶׁר הִתְהַלְּכוּ אֲבֹתַי לְפָנָיו אַבְרָהָם וְיִצְחָק הָאֱלֹהִים הָרֹעֶה אֹתִי מֵעוֹדִי עַד-הַיּוֹם הַזֶּה. טז הַמַּלְאָךְ הַגֹּאֵל אֹתִי מִכָּל-רָע יְבָרֵךְ אֶת-הַנְּעָרִים וְיִקָּרֵא בָהֶם שְׁמִי וְשֵׁם אֲבֹתַי אַבְרָהָם וְיִצְחָק וְיִדְגּוּ לָרֹב בְּקֶרֶב הָאָרֶץ. (בראשית מח: טו-טז) | 15 Et il [Jacob] bénit Joseph et dit : “Que le Seigneur dont mes pères, Abraham et Isaac, ont suivi les voies ; que le Seigneur qui a veillé sur moi depuis ma naissance jusqu’à ce jour ; 16 que l’ange qui m’a délivré de tout mal, bénisse ces jeunes gens ! Puisse-t-il perpétuer mon nom et le nom de mes pères Abraham et Isaac ! Puisse-t-il multiplier à l’infini au milieu de la contrée.” (Genèse 48 : 15-16). |
לִבִּי בְמִזְרָח[2]
(רַבִּי יְהוּדָה הַלֵּוִי) [3] (Rabbi Yehoudah HaLévi)
לִבִּי בְמִזְרָח וְאָנֹכִי בְּסוֹף מַעֲרָב[4] Mon cœur est à l’est et moi, je suis à l’ouest
אֵיךְ אֶטְעֲמָה[5] אֵת אֲשֶׁר אֹכַל וְאֵיךְ יֶעֱרַב Comment vais-je goûter ce que je mange et comment sera-ce délicieux ?
אֵיכָה אֲשַׁלֵּם נְדָרַי וֶאֱסָרַי[6] בְּעוֹד Comment puis-je accomplir mes vœux et mes souhaits quand
צִיּוֹן בְּחֶבֶל אֱדוֹם[7] וַאְנִי בְּכֶבֶל עֲרָב Sion se trouve dans la province d’Edom et moi, je suis sous le joug des Arabes ?
יֵקַל בְּעֵינַי[8] עֲזֹב כָּל־טוּב סְפָרַד כְּמוֹ Ce serait facile à mes yeux de laisser le meilleur de l’Espagne comme
יֵקַר בְּעֵינַי רְאוֹת עַפְרוֹת דְּבִיר[9] נֶחֱרָב: Il serait cher à mes yeux de voir la poussière du Temple détruit
[1] Parashat Vayehi: Genèse 47 : 28-50 : 26.
[2] שִׁיר גַּעֲגוּעִים לְצִיוֹן Chanson nostalgique pour Sion
[3] Le poème et ses commentaires sont tirés du site : https://benyehuda.org/read/18581 . Traduction : Myriam Ouizemann.
[4] בְּמִזְרָח: בְּאֶרֶץ־יִשְׂרָאֵל; מַעֲרָב: סְפָרָד.
A l’est : dans le pays d’Israël ; A l’ouest : en Espagne.
[5] אֶטְעֲמָה: אֶמְצָא טַעַם וְיִנְעַם לְחִכִּּי. Je goûterai : Je trouverai une saveur et ce sera agréable à mon palais.
[6] נְדָרַי וֶאֱסָרַי: אִסַר כְּמוֹ נֵדֶר; כֵּנִּרְאֶה שֶׁנָדַר לַעֲלוֹת לָאָרֶץ, וְהָיָה קָשֶׁה לַעֲלוֹת מִפְּנֵי שֶׁהָיוּ הַדְּרָכִים מְשֻׁבָּשִׁים בְּגַיְּסוֹת מַסְעֵי הַצְּלָב. Mes vœux et mes souhaits : un vœu c’est comme un souhait ; Il semble qu’il avait promis de monter au Pays, mais il était difficile de monter car les routes étaient perturbées par les hordes des croisades.
[7] חֶבֶל אֱדוֹם: רַבִּי יְהוּדָה גָּר בִּסְּפָרָד הַנּוֹצְרִית. כֶּבֶל עֲרָב, בְּכִבְלֵי הָעֲרָבִים. אַז הָיְּיתָה הָאָרֶץ בִּידֵי הַמּוּסְלֵמִים. La province d’Edom : Rabbi Yehoudah a vécu dans l’Espagne chrétienne. Le joug des Arabes : dans les chaînes des Arabes. Alors le Pays était entre les mains des musulmans.
[8] יֵקַל בְּעֵינַי וכ”ו. כְּשֵׁם שֶׁיִקַר בְּעֵינַי לִרְאוֹת אֶת אֶרֶץ־יִשְׂרָאֵל הַחֲרֵבָה, כַּךְ קַל לִי לַעֲזוֹב אֶת כָּל טוּב־סְפָרָד. Ce serait facile à mes yeux, etc. Comme il est cher à mes yeux de voir la terre d’Israël en ruines, ainsi il m’est facile de quitter toutes les bonnes choses de l’Espagne.
[9] דְּבִיר, בֵּית־הַמִּקְדָשׁ. Dvir, le Temple.
Shabbat shalom !
Haïm Ouizemann