L'hébreu biblique
Le blog de Haïm Ouizemann

Parashat VaYishla’h, le viol de Dinah

וַיִּקְחוּ בְנֵי-אַהֲרֹן נָדָב וַאֲבִיהוּא אִישׁ מַחְתָּתוֹ וַיִּ

Lors de son retour[1] dans le pays de ses pères, après s’être réconcilié avec son frère Esaü, Ya’akov (Jacob) acquiert à prix d’argent une portion de terre dans la cité de Shekhem des fils de ‘Hamor, père de Shekhem (Genèse 33 : 19).

Au moment même où Jacob croit pouvoir se reposer, un drame frappe de plein fouet sa famille :

א וַתֵּצֵא דִינָה בַּת-לֵאָה, אֲשֶׁר יָלְדָה לְיַעֲקֹב לִרְאוֹת בִּבְנוֹת הָאָרֶץ. ב וַיַּרְא אֹתָהּ שְׁכֶם בֶּן-חֲמוֹר הַחִוִּי נְשִׂיא הָאָרֶץ וַיִּקַּח אֹתָהּ וַיִּשְׁכַּב אֹתָהּ וַיְעַנֶּהָ. (בראשית לד: א-ב)1 Or, Dinah, la fille que Léa avait enfantée à Jacob, sortit pour faire connaissance avec les filles du pays. 2 Et elle fut remarquée de Shekhem, fils de ‘Hamor le Hévéen, gouverneur du pays ; il l’enleva et s’approcha d’elle puis la viola. (Genèse 34 : 1-2).

Le choc de la nouvelle est tel que Jacob ne trouve point de mots pour exprimer sa douleur :

ה וְיַעֲקֹב שָׁמַע כִּי טִמֵּא אֶת-דִּינָה בִתּוֹ וּבָנָיו הָיוּ אֶת-מִקְנֵהוּ בַּשָּׂדֶה וְהֶחֱרִשׁ יַעֲקֹב עַד-בֹּאָם. (בראשית לד: ה)5 Et Jacob apprit qu’on avait souillé Dinah, sa fille. Ses fils étaient avec son bétail, dans les champs ; Jacob se tut jusqu’à leur retour. (Genèse 34 : 5).

Ce silence n’est pas sans rappeler celui d’Aaron le Grand-Prêtre lorsqu’il apprit la mort subite de ses deux fils Nadav et Avihou (Lévitique 10 : 3).

Par comparaison, l’on déduit du silence de Jacob que le viol doit être considéré comme une mort découlant du crime d’atteinte à l’intégrité physique, mentale et morale de la victime, en l’occurrence Dinah. Deux autres références bibliques confirment cette idée que le viol est une mort pour la femme victime d’une telle violence. Les frères Shimon et Lévi relatant le viol de leur sœur aimée Dinah à leur père Jacob emploient le terme de « Névala/נְבָלָה » (Genèse 34 : 7), très proche du terme « Névéla/נְבֵלָה » signifiant « cadavre d’un animal ou d’une personne » (Isaïe 26 : 19). La seconde référence est celle se rapportant à l’histoire de la concubine du Levi (Juges Chapitres19-21) :

ה וַיָּקֻמוּ עָלַי בַּעֲלֵי הַגִּבְעָה וַיָּסֹבּוּ עָלַי אֶת-הַבַּיִת לָיְלָה אוֹתִי דִּמּוּ לַהֲרֹג וְאֶת-פִּילַגְשִׁי עִנּוּ וַתָּמֹת. (שופטים כ: ה)5 Et les habitants de Ghiv’a se sont levés contre moi, et ont cerné de nuit la maison où j’étais ; ils avaient le projet de me tuer, et ils ont abusé de ma concubine au point qu’elle en est morte. (Juges 20 : 5).

Dinah est celle dont on ne sait rien. Aucune parole ne nous est connue d’elle. Dinah, à peine citée dans la source biblique, disparaît de l’Histoire d’Israël. La source biblique nous signifie, en quelque sorte, que Dinah est morte ce jour-là, car la honte ne s’efface point avec le temps (II Samuel 13: 20).  

Des commentateurs comme le Malbim (mort en 1879) prennent la défense de celle qui fut sans voix. Analysant le verset 2 du chapitre 34, le Malbim soutient la thèse que la faute de Shekhem attiré par Dinah est triple :

«וַיִּקַּח אֹתָהּ – בְּיַד חֲזָקָה וְזֶה גֶּזֶל גָּמוּר »

« Et il la prit – d’une main forte. C’est un rapt total » ;

«וַיִּשְׁכַּב אֹתָהּ – וּבְזֶה טִמֵּא אוֹתָהּ, אַחַר שֶׁהוּא עָרֵל »

« et il coucha avec elle – Et en cela il souilla Dinah car il était incirconcis [Shekhem passa outre l’interdit chez les fils d’Israël de cohabiter avec des païens] » ;

«וַיְעַנֶּהָ – כִּי לֹא נִתְרָצֵית וְהָיָה אוֹנֵס אֶצְלָה וְנֶחְשָׁב לָהּ לְעִנּוּי, וּבְזֶה הָיָה גֶּזֶל גַּם נֶגְדָהּ».

« VaYe’aneah/et il la tortura. – Car Dinah n’a pas consenti. Il l’a violée mais elle a considéré cet acte comme une torture et en cela c’était un rapt aussi contre elle. ».

Il semble que le Malbim, dans son dernier commentaire, se soit largement inspiré de Na’hmanide[2] qui prend fait et cause en faveur de Dinah en expliquant qu’elle refusa et repoussa catégoriquement toute relation avec le prince Shekhem, fils de Hamor.

Le drame du viol et de la femme qui en subit les conséquences revient dans le livre de Samuel (II Samuel 13 : 1-37). L’on y raconte le viol de Tamar par son propre demi-frère Amnon, tous deux enfants du roi David. Aidé et conseillé par son ami  יוֹנָדָב בֶּן שִׁמְעָה,Yonadav ben Shim’ah, Amnon, prétextant une fausse maladie, contraint Tamar par la force à coucher avec lui (en d’autres termes : il la viole) :

יא וַתַּגֵּשׁ אֵלָיו לֶאֱכֹל וַיַּחֲזֶקבָּהּ וַיֹּאמֶר לָהּ בּוֹאִי שִׁכְבִי עִמִּי אֲחוֹתִי. (שמואל ב, יג: יא)11 Comme elle lui présentait à manger, il la saisit en lui disant : “Viens coucher avec moi, ma sœur. (II Samuel 13 : 11).

Le terme «וַיַּחֲזֶק  » signifie « saisir sciemment de force et par force », contrastant avec l’apparente douceur des mots «בּוֹאִי שִׁכְבִי  » qui dans la bouche d’Amnon, veulent obtenir de Tamar son assentiment pour une cohabitation charnelle qu’il sait interdite, puisqu’il appelle Tamar « אֲחוֹתִי , ma sœur ». Cependant le premier terme de «וַיַּחֲזֶק  » implique une contrainte forçant Tamar à cohabiter de gré ou de force avec Amnon impatient d’assouvir ses pulsions obscures et néfastes.

La réponse de Tamar ne se fait point attendre. Cependant, elle fait appel à la raison d’Amnon, alors que ce dernier n’est que pulsion primaire qui exige d’être assouvie, au détriment de tout raisonnement logique :

יב וַתֹּאמֶר לוֹ אַל-אָחִי אַל-תְּעַנֵּנִי כִּי לֹא-יֵעָשֶׂה כֵן בְּיִשְׂרָאֵל אַל-תַּעֲשֵׂה אֶת-הַנְּבָלָה הַזֹּאת. יג וַאֲנִי אָנָה אוֹלִיךְ אֶת-חֶרְפָּתִי וְאַתָּה תִּהְיֶה כְּאַחַד הַנְּבָלִים בְּיִשְׂרָאֵל וְעַתָּה דַּבֶּר-נָא אֶל-הַמֶּלֶךְ כִּי לֹא יִמְנָעֵנִי מִמֶּךָּ. (שמואל ב, יג: יב-יג)12 Non, mon frère, dit-elle, ne me fais pas violence, ce n’est pas ainsi qu’on agit en Israël. Ne commets pas une telle indignité ! 13 Et moi, où porterais-je ma honte ? Veux-tu donc être parmi les plus vils en Israël ! Que ne parles-tu plutôt au roi? Il ne refuserait pas de m’unir à toi. (II Samuel 13 : 12-13).

Tamar tente par la parole de dissuader son frère Amnon de commettre une telle abomination. Elle use des mêmes termes que les deux frères de Dinah, Shimon et Levi emploient pour venger l’honneur de Dinah :  

ז וּבְנֵי יַעֲקֹב בָּאוּ מִן-הַשָּׂדֶה כְּשָׁמְעָם וַיִּתְעַצְּבוּ הָאֲנָשִׁים וַיִּחַר לָהֶם מְאֹד כִּי-נְבָלָה עָשָׂה בְיִשְׂרָאֵל לִשְׁכַּב אֶת-בַּת-יַעֲקֹב וְכֵן לֹא יֵעָשֶׂה. (בראשית לד: ז)7 Mais les enfants de Jacob étaient revenus des champs à cette nouvelle et ces hommes étaient consternés et leur indignation était grande ; car une flétrissure avait eu lieu en Israël par le viol de la fille de Jacob et ce n’est pas ainsi qu’on devait agir. (Genèse 34 : 7).

Rashi commente :

«וְכֵן לֹא יֵעָשֶׂה: לְעַנּוֹת אֶת הַבְּתוּלוֹת שֶׁהָאוּמוֹת גָּדְרוּ עַצְמָן מִן הָעֲרָיוֹת עַל יְדֵי הַמַּבּוּל».

« Et ce n’est pas ainsi qu’on agit : En faisant violence aux jeunes filles, car les Nations se sont gardées des incestes par le Déluge » (Genèse Raba 80, 6).

A fortiori, si les nations païennes comprennent que le viol fut à l’origine du déluge conduisant à la fin du monde, Amnon, à la fois le frère de Tamar et le fils de David, devrait saisir la gravité de son acte. Tamar échoue finalement dans sa tentative désespérée de convaincre Amnon de ne point commettre l’irrémédiable :

יד וְלֹא אָבָה לִשְׁמֹעַ בְּקוֹלָהּ וַיֶּחֱזַק מִמֶּנָּה וַיְעַנֶּהָ וַיִּשְׁכַּב אֹתָהּ. טו וַיִּשְׂנָאֶהָ אַמְנוֹן שִׂנְאָה גְּדוֹלָה מְאֹד כִּי גְדוֹלָה הַשִּׂנְאָה אֲשֶׁר שְׂנֵאָהּ מֵאַהֲבָה אֲשֶׁר אֲהֵבָהּ וַיֹּאמֶר-לָהּ אַמְנוֹן קוּמִי לֵכִי. (שמואל ב, יג: יד-טו)14 Mais il ne voulut pas écouter sa prière, il usa de force à son égard, lui fit violence et coucha avec elle. 15 Ensuite Amnon conçut une très grande haine contre elle, et cette haine qu’il lui voua surpassait de beaucoup l’amour qu’il avait éprouvé. “Lève-toi, sors d’ici!” lui dit-il. (II Samuel 13 : 14-15).

 Puis, rejetée par Amnon envahi par la haine de celle qu’il « aimait », Tamar se voit totalement ignorée par son prédateur :

טז וַתֹּאמֶר לוֹ אַל-אוֹדֹת הָרָעָה הַגְּדוֹלָה הַזֹּאת, מֵאַחֶרֶת אֲשֶׁר-עָשִׂיתָ עִמִּי, לְשַׁלְּחֵנִי וְלֹא אָבָה, לִשְׁמֹעַ לָהּ. (שמואל ב, יג: טז) 16 Et elle lui en fit des reproches : “Ce méfait de me renvoyer est plus grave encore que celui dont tu t’es rendu coupable ;” mais il ne voulut pas l’écouter. (II Samuel 13 : 16).

Au travers des siècles et des générations qui défilent, cette ignorance et ce refus d’écouter le cri des femmes violées les réduit toujours au silence, car un préjugé tenace les rend coupables d’avoir attiré sur elles ce crime, de violer ce qu’il y a de plus intime en la personne. Or, ainsi que le formule très justement Sari David Diskind : « J’ai découvert que si la personne à qui je serre la main est un être humain et qu’elle est bien, alors elle continue à être bien, que je lui serre la main ou non. Et je vais vous dire la vérité : les gens qui sont vraiment problématiques, alors peu importe que je leur serre la main ou non, leur imagination continue à fonctionner et leurs désirs continuent à être des désirs. Cela ne change rien ».[3] A plus forte raison, cela est vrai pour tout viol. Ce qui tue la personne violée en son corps et en son âme, c’est déjà le regard et la déformation de pensée de celui qui « dévore » des yeux. C’est d’ailleurs pourquoi Amnon, en ayant « fini » avec Tamar, décide de la jeter dehors comme un déchet humain, et c’est aussi pourquoi, de « l’amour » qu’il éprouvait envers Tamar il passe soudainement à la haine viscérale : Tamar est soudain le reflet même, bien malgré elle, des faiblesses d’Amnon et un aveu de sa propre détestation. Ainsi que l’exprime si justement Yoseph Dov Soloveitchik : « Le péché était une abomination pour lui. À cause de lui, il en est venu à se haïr – et il la [Tamar] haïssait de toutes façons. Ce péché a une influence masochiste. Amnon se détestait et transférait sa haine à la pauvre Tamar, sans qu’elle soit coupable en quoi que ce soit. »[4].

Cet état de fait est aujourd’hui remis en question. L’on assiste à une véritable révolution dans les consciences de chacune et de chacun d’entre nous. La parole de ces femmes violentées commence enfin à se faire entendre. Il faut se rappeler du cas dramatique de Linor Abargil, Miss Israël et Miss Monde pour l’année 1998. Elle a été mannequin depuis l’âge de 16 ans. Environ deux mois avant le concours de Miss Monde, elle est violée en Italie par un Israélien converti originaire d’Egypte, Nour Shlomoh, alors qu’il lui attache les mains et la menace d’un couteau. Elle lui fait croire que ce n’était rien pour elle, pour qu’il ne la tue pas. Mais sitôt qu’il a mis le pied en Israël pour voir sa famille, il a été arrêté, jugé et mis en prison pour seize ans pleins, sans remise de peine. 

Nombreux sont les mouvements féministes à dénoncer les prédateurs sexuels et les auteurs de harcèlement sexiste. La peur et la honte doivent changer de camp. Le regard et la conscience des violeurs doivent changer, et non la femme. Alors, et seulement alors, les femmes ne seront plus contraintes de ravaler comme Tamar leur honte (II Samuel 13 : 13) découlant de la salissure de leurs bourreaux.

N’oublions jamais que c’est l’homme, Adam, qui, respectueux de sa femme, la nomma חַוָּה ‘Hava (Eve, la Vie).

Pourquoi ‘Hava ? 

כ וַיִּקְרָא הָאָדָם שֵׁם אִשְׁתּוֹ, חַוָּה כִּי הִוא הָיְתָה אֵם כָּל-חָי. (בראשית ג: כ)20 L’homme donna pour nom à sa compagne “Ève” parce qu’elle fut la mère de tous les vivants. (Genèse 3 : 20).

[1] Parashat VaYshla’h : Genèse 32 : 4-36 : 43.

[2] Rabbi Mosheh fils de Na’hman, 1194-1270.

[3] Sari David Diskind, directrice adjointe du bureau de l’information, Cabinet du Premier ministre.

[4] Yosef Dov Soloveitchik, sur la Techouvah, le Département de l’éducation et de la culture de la Torah de l’Organisation sioniste mondiale dans la diaspora (1975). P. 115-116.

Shabbat shalom !

Haïm Ouizemann

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J’ai plus de 30 ans d’expérience dans l’étude et l’enseignement de la Bible. Il n’y a pas de limite à ce que la Bible prodigue comme connaissance et inspiration pour la vie.
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