L'hébreu biblique
Le blog de Haïm Ouizemann

Parashat Shemini, Méditation sur le silence

וַיִּקְחוּ בְנֵי-אַהֲרֹן נָדָב וַאֲבִיהוּא אִישׁ מַחְתָּתוֹ וַיִּ

Cet article est dédié tout particulièrement aux otages, femmes, hommes et enfants capturés par le mouvement terroriste du Hamas et aux parents attendant le retour des leurs.

La parashat Shemini[1] débute par l’évènement historique de l’inauguration du la Tente du Rendez-Vous, au premier jour du mois de Nissan (Lévitique 9: 1). Alors même que la cérémonie d’inauguration semble se dérouler sereinement selon les ordonnances divines, le peuple d’Israël va être témoin d’une catastrophe. Les deux fils du Grand Cohen Aaron, Nadav et Avihou, sont foudroyés par l’Eternel pour avoir offert un “feu étranger” (Lévitique 10 : 1-2).

Et alors que l’on pourrait s’attendre à une vive réaction provenant d’Aaron assistant impuissant à la mort de ses deux fils, la source biblique relève son silence:

ג וַיֹּאמֶר מֹשֶׁה אֶל-אַהֲרֹן הוּא אֲשֶׁר-דִּבֶּר יְהוָה לֵאמֹר בִּקְרֹבַי אֶקָּדֵשׁ וְעַל-פְּנֵי כָל-הָעָם, אֶכָּבֵד וַיִּדֹּם אַהֲרֹן. (ויקרא י: ג)3 Et Moïse dit à Aaron: “C’est là ce qu’avait déclaré l’Éternel en disant: Je veux être sanctifié par ceux qui m’approchent et glorifié à la face de tout le peuple!” Et Aaron garda le silence. (Lévitique 10: 3).

La racine verbale /ד.מ.מ.D.M.M.  du verbe  וַיִּדֹּם/VaYDoM signifie “se taire, garder le silence, être stupéfait d’étonnement ou de crainte, rester immobile”. 

Quelle peut être la signification de ce silence et en quoi peut-il être en relation avec le “feu étranger” apporté par les deux fils d’Aaron?

Sur la base de l’analyse verbale de la racine  /ד.מ.מ. D.M.M, maintes interprétations peuvent être considérées. Cette racine témoigne du gémissement silencieux d’Aaron souffrant de la perte de ses enfants. En effet, la racine /ד.מ.מ.D.M.M. signifie également à la forme passive du nif’al “détruire” (Jérémie 25 : 37).  

Ce silence d’Aaron n’est point sans rappeler les évènements tragiques du 7 octobre perpétrés par les membres terroristes du Hamas. L’ensemble du peuple d’Israël, totalement sidéré par l’ampleur du désastre le jour même du Shabbat de Sim’hat Torah, est frappé dans un premier temps par un silence abyssal. Aucune explication relevant de la raison ne pouvait, ne peut et ne pourra jamais expliquer tant de cruauté, de barbarie. Aucune lettre, aucun mot, aucune phrase ne sont à même de décrire l’indescriptible. Que dire face à tant d’horreur!

Néanmoins, cette même racine quasiment identique aux racines ד.מ.י[ה] /D.M.Y [H] et ד.ו.מ. /D.Ou.M., au-delà de sa connotation négative empreinte de tristesse et de deuil, possède un second sens positif chargé d’Esperance, à savoir “avoir confiance en l’Eternel”:

ז  דּוֹם לַיהוָה וְהִתְחוֹלֵל-לוֹ… (תהלים לז: ז)7 Repose-toi en silence sur l’Eternel, et espère en lui… (Psaume 37 : 7).

Le prophète Eliyahou découvre que la voix de l’Eternel peut se faire entendre dans le silence, à la différence du Don de la Torah sur le mont Sinaï, accompagné de bruit, de feu et d’un tremblement de terre:

יב וְאַחַר הָרַעַשׁ אֵשׁ לֹא בָאֵשׁ יְהוָה וְאַחַר הָאֵשׁ קוֹל דְּמָמָה דַקָּה. (מלכים א, יט: יב)12 Après la secousse, un feu; le Seigneur n’était point dans le feu. Puis, après le feu, une voix, un subtil silence. (I Rois 19: 12).

L’Homme doit faire le silence en lui s’il veut être capable d’entendre la Parole divine lui parler. Il doit faire en sorte qu’il y ait une place à l’expression de la Volonté divine. Le silence constitue la voie royale d’un espace au dialogue entre l’Homme et le Divin. L’écoute du Divin passe avant tout par le silence en soi.

Le personnage emblématique de Job nous aide à comprendre l’importance de ce silence qui, rappelons-le, se traduit chez le prophète Elie par la voix du Seigneur.

טז  יַעֲמֹד וְלֹא-אַכִּיר מַרְאֵהוּ תְּמוּנָה לְנֶגֶד עֵינָי דְּמָמָה וָקוֹל אֶשְׁמָע. (איוב ד: טז)16 Une figure, dont les traits m’étaient inconnus, se tint là sous mes yeux, et j’entendis le faible son d’une voix: (Job 4 : 16).

Le terme “דְּמָמָה /DeMaMaH/ Silence” précède le mot “קוֹל/kol/voix”. Dans un premier temps, Job entend le silence et seulement ensuite la voix de l’Eternel. L’hendiadys  דְּמָמָה וָקוֹל(“le silence et la voix”) lié étroitement par “וָ /Va/et” exprime par ses deux termes l’idée d’un tout dans lequel le silence intérieur constitue l’étape sine qua non ouvrant à l’écoute profonde de la Parole divine. Nombreux sont les prophètes d’Israël à en avoir fait l’expérience: Moïse, Elie, Osée…

Alors, en quoi l’espace du silence est-il lié dans notre parashah au “feu étranger” offert par Nadav et Avihou ?

L’espace du silence relève du monde de l’Emanation, (עוֹלָם הָאֲצִילוּת Olam HaAtsilout, ” וּמֵאֲצִילֶיהָ, OuMeATsiLeiHa, de ses zones les plus hautes” [Isaïe 41: 9]) qui, selon les maîtres de la Kabbale, se situe au-delà de tous les autres mondes existants (monde de la Création עוֹלָם הבְּרִיאָה, monde la Formation עוֹלָם היְצִירָה et monde de l’Action עוֹלָם הָעֲשִׂיָּה ou du תִּיקּוּן Tikkoun-Réparation). Le monde de l’Emanation עוֹלָם הָאֲצִילוּת constitue le monde d’avant la Parole divine créatrice fondatrice de notre monde matériel. Or, depuis que l’Homme a été chassé du Jardin d’Eden, ce monde matériel incarne le monde de la division (עוֹלָם הפֵּירוּד Olam HaPeiroud), le monde partagé entre la connaissance de l’Eternel et son reniement que constitue l’idolâtrie. Nadav et Avihou, en offrant de l’encens que l’Eternel n’a pas commandé, faisant preuve d’un excès d’enthousiasme, démontrent en fait qu’ils n’ont pas écouté la voix de l’Eternel, et ont de fait pratiqué l’idolâtrie au sein même du Mishkan. Et alors même que ce monde de l’Emanation ou de La Pure Conscience paraît inaccessible aux hommes de chair et de sang, Aaron enseigne à Israël et à l’Humanité le secret du silence qui détient à lui seul le pouvoir de réparer le fini en le soumettant à l’Infini, le monde de la division et du mensonge en les réparant par leur soumission au monde de l’Unité et de la Vérité. Ainsi le silence d’Aaron, loin d’être la conséquence naturelle de la stupéfaction face à la mort de ses deux fils, constitue le fruit d’une longue préparation intérieure visant à réparer la faute de ses deux fils qui, en offrant “un feu étranger”, ont bouleversé l’ordre des mondes. Au lieu d’unir les mondes inférieurs au monde de l’Emanation, ils ont par leur offrande précipitée d'”un feu étranger” contribué à leur division.

Le premier Grand Rabbin de la Palestine mandataire, le Rav Avraham Its’hak HaCohen Kook (1865-1935) consacre de nombreuses réflexions sur le thème du silence:

“הַקְּדוּשָּׁה הָעֶלְיוֹנָה הִיא קְדוּשַׁת הַדּוּמִיָּה, קְדוּשַׁת הַהֲוָיָה, שֶׁהָאָדָם מַכִּיר אֶת עַצְמוֹ בָּטֵל בִּפְנִימִיּוּתוֹ הַפְּרָטִית וְחַי חַיִּים כְּלָלִיִים, חַיֵּי כָּל, מַרְגִישׁ הוּא חַיֵּי הַדּוֹמֵם, הַצוֹמֵחַ וְהַחַי, וְהַהֲוָיָה כֻּלָּה מִתְעַלָּה עִמּוֺ לְמָקוֹרָהּ וְהַמָּקוֹר מִתְגַלֶּה תָּמִיד עָלֶיהָ וְעָלָיו בְּרוֺב הָדָר, בְּהוֺד קְדוּשָּׁה בֶּאֱמֶת וּבְנַחַת” (אורות הקודש; חלק ב; עמוד רצז; דומית הקדושה הכללית, ח)

“La Sainteté supérieure est la sainteté du silence, la sainteté de l’essence du monde, lorsque l’Homme se connaît, annihile son intériorité individuelle afin de vivre une vie vouée à l’universel, une Vie englobant le Tout, il ressent la Vie du minéral, du végétal et du Vivant… Toute l’essence du monde s’élève avec lui [l’Homme] jusqu’à sa Source et la Source se révèle toujours à elle [l’essence du monde] et à lui [l’Homme] dans une grande magnificence, en une splendeur de sainteté, en vérité et en paix” (Orot HaQodesh, Partie II, page 297, “le silence de la sainteté universelle”).

Rabbi David Kim’hi (RaDaK) dans son livre sur les racines verbales (“Sefer HaShorashim”) révèle le double sens du mot “דֻמִיָּה /DouMiYaH-Silence” qui serait “probablement issu de la racine ד.ו.מ. /D.Ou.M.”:

ב  לְךָ דֻמִיָּה תְהִלָּה אֱלֹהִים בְּצִיּוֹן… (תהלים סה: ב)2 A toi, ô Seigneur, qui résides dans Sion, l’attente confiante, la louange!… (Psaume 65 : 2) 
ב  אַךְ אֶל-אֱלֹהִים דּוּמִיָּה נַפְשִׁי מִמֶּנּוּ יְשׁוּעָתִי. (תהלים סב: ב)2 Mon âme, mets toute ton attente dans le Seigneur, de lui vient mon salut. (Psaume 62: 2).

Le mot “דֻמִיָּה /DouMiYaH-Silence” signifie à la fois “silence” et “croire fermement” en l’Eternel. La louange est silence!

Cette notion de silence face à la mort est fondamentale dans la Tradition hébraïque.

“אֵין שְׁתִיקָה אֶלָּא תַּנְחוּמִין(אבות דרבי נתן, פרק י”ד).

“Il n’est de silence que pour la consolation” (Avot deRabbi Nathan chapitre 14).

Dans les années 1985-1993 éclate l’affaire du Carmel d’Auschwitz. Quinze Carmélites polonaises décident d’édifier de leur propre chef une croix haute de sept mètres à Auschwitz face au Block 11 et d’y prier. L’ensemble du monde juif religieux et laïc s’élève avec véhémence à travers le monde contre cette profanation du lieu où furent assassinés des hommes, des femmes et des enfants au nom de leur identité juive.  Ady Steg, alors président de l’Alliance Israelite Universelle dira: “Ni synagogue, ni église, ni temple, ni couvent, seul le silence”. Simone Veil dira: “Auschwitz n’appartient à personne”[2]. Au pape Jean Paul II favorable au maintien du monastère carmélite dans l’enceinte du camp d’extermination s’oppose le cardinal Jean-Marie Lustiger dont la mère juive Gisèle fut assassinée à Auschwitz.

Après le pogrom du 7 octobre en territoire souverain de l’Etat d’Israël, il n’est pas impossible que les autorités rabbiniques jugent bon d’instaurer à l’instar du Yom HaZikaron (Jour du Souvenir] et du Yom HaShoah une minute officielle de silence pour l’ensemble des victimes. Ce silence, comme le montre l’exemple du Grand Cohen Aaron, n’est pas tant l’expression du deuil que celle d’unir le peuple au-delà de ses propres divisions internes. Ce silence détient le pouvoir de guérir ou tout du moins d’élever Israël à la plus haute transcendance. Cette transcendance présente dans la lecture du demi Qadish, l’une des plus anciennes prières de Sanctification du Nom divin dite en araméen, s’exprime paradoxalement par les mots suivants qui viennent conclure la prière :

“לְעֵלָּא מִן כָּל בִּרְכָתָא וְשִׁירָתָא תֻּשְׁבְּחָתָא וְנֶחֱמָתָא.”

Le Nom divin est “au-dessus de toute bénédiction, du chant, de la louange et de toute consolation”.

“שִׁמְעוֹן בְּנוֹ אוֹמֵר: כָּל יָמַי גָּדַֽלְתִּי בֵּין הַחֲכָמִים, וְלֹא מָצָֽאתִי לְגוּף טוֹב מִשְּׁתִיקָה, וְלֹא הַמִּדְרָשׁ עִקָּר אֶלָּא הַמַּעֲשֶׂה, וְכָל הַמַּרְבֶּה דְבָרִים מֵבִיא חֵטְא.” (פרקי אבות א: יז).

“Shimon son fils dit: ‘Toute ma vie, j’ai grandi parmi les Sages et je n’ai rien trouvé de plus bénéfique pour l’individu, que le silence'” (Maximes des Pères 1: 17). 

Le massacre du 7 octobre nous contraint au silence. Personne ne sera jamais capable de déterminer les raisons de ce pogrom qui aura ébranlé la société israélienne et le monde juif en diaspora.

לא  הַקְשֵׁב אִיּוֹב שְׁמַע-לִי הַחֲרֵשׁ וְאָנֹכִי אֲדַבֵּר.(יואב לג, לא)31 Sois attentif, Job, écoute-moi; fais silence et laisse-moi parler.(Job 33 : 31).

[1] Parashat Shemini: Lévitique 9: 1-11: 47.

[2]  Interview au magazine de l’Express, 18-8-1989.

Shabbat shalom!

Haïm Ouizemann

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J’ai plus de 30 ans d’expérience dans l’étude et l’enseignement de la Bible. Il n’y a pas de limite à ce que la Bible prodigue comme connaissance et inspiration pour la vie.
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