L'hébreu biblique
Le blog de Haïm Ouizemann

Parashat Devarim, le temps des amours

וַיִּקְחוּ בְנֵי-אַהֲרֹן נָדָב וַאֲבִיהוּא אִישׁ מַחְתָּתוֹ וַיִּ

Le livre de Devarim[1], Deutéronome ou Mishneh Tora, concluant la Tora (Pentateuque), connu aussi sous le nom de Testament de Moïse, commence par l’énumération de lieux qui, selon la majorité des commentateurs dont Rashi, font allusion aux lieux où les Hébreux se sont révoltés contre l’Eternel.

א אֵלֶּה הַדְּבָרִים אֲשֶׁר דִּבֶּר מֹשֶׁה אֶל-כָּל-יִשְׂרָאֵל בְּעֵבֶר הַיַּרְדֵּן:  בַּמִּדְבָּר בָּעֲרָבָה מוֹל סוּף בֵּין-פָּארָן וּבֵין-תֹּפֶל, וְלָבָן וַחֲצֵרֹת וְדִי זָהָב. (דברים א: א)1 Ce sont là les paroles que Moïse adressa à tout Israël en-deçà du Jourdain, dans le désert, dans la plaine en face de Souf, entre Pharan et Tofel, Labân, Hatséroth et Di-Zahav (Deuteronome 1 : 1).

Le commentateur Rashi explique que Moïse « ne les [les lieux] cite que par allusion, afin de ménager l’honneur d’Israël » (Rashi sur le verset Deutéronome 1 : 1).

Comment expliquer que Moïse ait choisi dès la première phrase de son discours – le plus long de toute la Tora – de faire des remontrances à ses propres frères hébreux ? N’aurait-il pas dû plutôt sur le plan rhétorique et psychologique attendre la fin de son discours pour ne pas les éloigner de lui ? Pourquoi donc Moïse déroge-t-il au principe oratoire classique d’introduire son discours par une parole positive propre à attirer l’attention des principaux intéressés ?

Deux réponses peuvent être proposées. Rashi invoque l’approche de la mort de Moïse :

ג וַיְהִי בְּאַרְבָּעִים שָׁנָה, בְּעַשְׁתֵּי-עָשָׂר חֹדֶשׁ בְּאֶחָד לַחֹדֶשׁ דִּבֶּר מֹשֶׁה אֶל-בְּנֵי יִשְׂרָאֵל כְּכֹל אֲשֶׁר צִוָּה יְהוָה אֹתוֹ, אֲלֵהֶם. (דברים א: ג)3 Or, ce fut dans la quarantième année, le onzième mois, le premier jour du mois, que Moïse redit aux enfants d’Israël tout ce que l’Éternel lui avait ordonné à leur égard. (Deutéronome 1 : 3).

Rashi commente :

«מְלַמֵּד שֶׁלֹּא הוֹכִיחָן אֶלָּא סָמוּךְ לַמִּיתָה»

« Cela nous apprend qu’il ne leur a adressé des remontrances qu’à l’approche de sa mort… ».

Mais en quoi « l’approche de la mort » explique-t-elle ces reproches ?

Rashi nous aide grandement à répondre à cette interrogation en se référant à d’autres passages bibliques dans lesquels il y est fait mention de remontrances prononcées avant la mort du personnage biblique.

ש «וְכֵן יְהוֹשֻׁעַ לֹא הוֹכִיחַ אֶת יִשְׂרָאֵל אֶלָּא סָמוּךְ לַמִּיתָה (יהושע כד: א) וְכֵן שְׁמוּאֵל (שמואל א, יב: ג), שֶׁנֶּאֱמַר: “הִנְנִי עֲנוּ בִי”. וְכֵן דָּוִד אֶת שְׁלֹמֹה בְּנוֹ» ש

« Il en a été de même pour Yehoshua (Josué) qui n’a adressé des remontrances à Israël qu’à l’approche de sa mort (Josué 24, 1 et suivants), de même pour Shemouel, car il est dit : ‘Me voici, accusez-moi’ (I Samuel 12, 3), de même pour David en ce qui concerne son fils Shlomo (I Rois 2, 1 à 9). » (Rashi sur le verset Deutéronome 1 : 3).

La seconde réponse, complémentaire de la première rapportée par Rashi, tient probablement au fait que les Hébreux ont, après quarante ans d’épreuves dans leur traversée des déserts brûlants et hostiles, atteint la maturité spirituelle leur permettant d’entendre et d’intérioriser les paroles empreintes de critique de Moïse :

יא  מוּסַר יְהוָה בְּנִי אַל-תִּמְאָס וְאַל-תָּקֹץ בְּתוֹכַחְתּוֹ. יב  כִּי אֶת אֲשֶׁר יֶאֱהַב יְהוָה  יוֹכִיחַ וּכְאָב אֶת-בֵּן יִרְצֶה. (משלי ג: יא-יב)11 Ne rejette pas l’admonestation de l’Eternel, ne t’insurge pas contre sa réprimande ; 12 car celui qu’il aime, l’Eternel le châtie, tel un père le fils qui lui est cher. (Proverbes 3 : 11-12)…

La réprimande peut être une bonne chose si elle réveille la conscience de celui qui est réprimandé :

ז  יֹסֵר לֵץ לֹקֵחַ לוֹ קָלוֹן וּמוֹכִיחַ לְרָשָׁע מוּמוֹ. ח  אַל-תּוֹכַח לֵץ פֶּן-יִשְׂנָאֶךָּ  הוֹכַח לְחָכָם וְיֶאֱהָבֶךָּ. (משלי ט: ז-ח)7 Morigéner le moqueur, c’est s’attirer des avanies, réprimander le méchant, c’est se marquer d’une tare. 8 Ne morigène pas le railleur, car il te haïrait ; fais des remontrances au sage, et il t’en aimera davantage. (Proverbes 9: 7-8).

ש «’וְהוֹכִחַ אַבְרָהָם אֶת אֲבִימֶלֶךְ’ וגו’ (בראשית כא, כה), אָמַר רַבִּי יוֹסֵי בַּר חֲנִינָא הַתּוֹכַחַת מְבִיאָה לִידֵי אַהֲבָה, שֶׁנֶּאֱמַר: ‘הוֹכַח לְחָכָם וְיֶאֱהָבֶךָּ’ (משלי ט, ח), הִיא דַּעְתֵּיהּ דְּרַבִּי יוֹסֵי בַּר חֲנִינָא דְּאָמַר כָּל אַהֲבָה שֶׁאֵין עִמָּהּ תּוֹכָחָה אֵינָהּ אַהֲבָה. אָמַר רֵישׁ לָקִישׁ תּוֹכָחָה מְבִיאָה לִידֵי שָׁלוֹם, וְהוֹכִחַ אַבְרָהָם אֶת אֲבִימֶלֶךְ (בראשית כא, כה), הִיא דַּעְתֵּיהּ דְּאָמַר כָּל שָׁלוֹם שֶׁאֵין עִמּוֹ תּוֹכָחָה אֵינוֹ שָׁלוֹם …». (בראשית רבה נ”ד: ג׳).

«’Et Abraham réprimanda Avimelekh’ etc. (Genèse 21 : 25) : Rabbi Yossei bar ‘Hannina enseignait : la remontrance conduit à l’amour, car il est dit : ‘fais des remontrances au sage, et il t’aimera.’ (Proverbes 9 : 8), c’est l’avis de Rabbi Yossei bar ‘Hanina qui enseigne : ‘tout amour qui n’est point accompagné de remontrances n’est point amour’. Quant à Reish Lakish, il enseignait : ‘La remontrance conduit à la paix : “Et Abraham réprimanda Avimelekh’ (Genèse 21 : 25), c’est son avis, car il enseignait : ‘toute paix qui n’est point accompagnée de remontrances n’est pas une [véritable] paix’ » (Bereshit Rabba 54 : 3).

C’est à la suite de cette réprimande qu’Avraham conclut avec Avimelekh le premier traité de paix rapporté dans le TaNaKh (Bible hébraïque) :

«וַיִּכְרְתוּ בְרִית בִּבְאֵר שָׁבַע»

«Et ils contractèrent une alliance à Beer Sheva» (Genèse 21, 32).

Ainsi, l’erreur fatale de Re’hav’am (Roboam), le fils du roi Salomon succédant à son père défunt, est d’avoir préféré suivre les conseils de ses jeunes conseillers dont l’ambition conduira à la ruine du royaume unifié de Salomon et au schisme final en deux royaumes. Les jeunes conseillers conseillent à Re’hav’am un fardeau bien plus sévère que celui exercé par le roi Salomon, ce qui est contraire à la sagesse même, car quand le fardeau, la réprimande est exagérée, cela peut conduire à toutes les révoltes :

ח וַיַּעֲזֹב אֶת-עֲצַת הַזְּקֵנִים אֲשֶׁר יְעָצֻהוּ וַיִּוָּעַץ, אֶת-הַיְלָדִים אֲשֶׁר גָּדְלוּ אִתּוֹ אֲשֶׁר הָעֹמְדִים לְפָנָיו. י וַיְדַבְּרוּ אֵלָיו הַיְלָדִים אֲשֶׁר גָּדְלוּ אִתּוֹ לֵאמֹר כֹּה-תֹאמַר לָעָם הַזֶּה אֲשֶׁר דִּבְּרוּ אֵלֶיךָ לֵאמֹר אָבִיךָ הִכְבִּיד אֶת-עֻלֵּנוּ וְאַתָּה הָקֵל מֵעָלֵינוּ כֹּה תְּדַבֵּר אֲלֵיהֶם קָטָנִּי עָבָה מִמָּתְנֵי אָבִי. יא וְעַתָּה אָבִי הֶעְמִיס עֲלֵיכֶם עֹל כָּבֵד וַאֲנִי אוֹסִיף עַל-עֻלְּכֶם אָבִי יִסַּר אֶתְכֶם בַּשּׁוֹטִים וַאֲנִי אֲיַסֵּר אֶתְכֶם בָּעַקְרַבִּים. (מלכים א, יב: ח; י-יא)8 Mais il rejeta le conseil que lui avaient donné les Anciens et s’adressa aux jeunes gens qui avaient grandi avec lui et vivaient à ses côtés… 10 Et les jeunes gens [littéralement : les enfants] élevés avec lui répondirent : “Voici ce que tu diras à ce peuple qui t’a parlé en ces termes : Ton père a rendu pesant notre joug, mais toi, rends-le plus léger, tu leur parleras ainsi : Mon petit doigt est plus fort que n’étaient les reins de mon père. 11 Donc, si mon père vous a imposé un joug pesant, moi je l’appesantirai encore. Si mon père vous a châtiés avec des verges, moi je vous châtierai avec des scorpions.” (I Rois 12, 8 ; 10-11).

Ni le grand-prêtre (Cohen Gadol) Héli ni Samuel, pourtant son successeur, n’auront le courage de reprendre leurs fils respectifs lorsque ceux-ci fauteront gravement. Cela conduira à la perte de tous.

La grandeur du leader biblique ne réside point dans sa perfection morale mais dans sa faculté intérieure à accepter la part d’ombre qui est en lui afin de la transformer en lumière et pouvoir ainsi construire un futur durable. 

En somme, les premières paroles de Moïse, en introduction du Deutéronome, ne sont en rien négatives mais positives et constructives. Ces paroles témoignent d’une part du grand amour de Moïse pour Israël qu’il a toujours défendu avec ardeur, passion et don de soi et d’autre part de son indulgence envers ceux qui ont été pourtant à maintes reprises à l’origine de ses souffrances.

י  תֵּחַת גְּעָרָה בְמֵבִין    מֵהַכּוֹת כְּסִיל מֵאָה. (משלי יז: י)10 Un reproche fait plus d’impression sur un homme intelligent que cent coups sur un sot. (Proverbes 17 : 10).

[1] Parashat Devarim : Deutéronome 1 : 1-3 : 22.

Shabbat shalom!

Haïm Ouizemann

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J’ai plus de 30 ans d’expérience dans l’étude et l’enseignement de la Bible. Il n’y a pas de limite à ce que la Bible prodigue comme connaissance et inspiration pour la vie.
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