La parashat ‘Houkat[1] évoque la loi de la vache rousse dont les cendres mêlées à l’eau lustrale (מֵי נִדָּה Mei Niddah) avaient la propriété de rendre l’impur pur et le pur impur.
Puis, après la mort de la sœur aînée de Moïse, Myriam, les Hébreux de nouveau reprochent à Moïse de les avoir conduits dans le désert pour les faire mourir assoiffés :
| ב וְלֹא-הָיָה מַיִם לָעֵדָה וַיִּקָּהֲלוּ עַל-מֹשֶׁה וְעַל-אַהֲרֹן. ג וַיָּרֶב הָעָם עִם-מֹשֶׁה וַיֹּאמְרוּ לֵאמֹר וְלוּ גָוַעְנוּ בִּגְוַע אַחֵינוּ לִפְנֵי יְהוָה. ד וְלָמָה הֲבֵאתֶם אֶת-קְהַל יְהוָה, אֶל-הַמִּדְבָּר הַזֶּה לָמוּת שָׁם אֲנַחְנוּ וּבְעִירֵנוּ. (במדבר כ: ב-ד) | 2 Or, la communauté manqua d’eau, et ils s’ameutèrent contre Moïse et Aaron ; 3 Et le peuple chercha querelle à Moïse, et ils parlèrent ainsi : “Ah ! Que ne sommes-nous morts quand sont morts nos frères devant l’Éternel ! 4 Et pourquoi avez-vous conduit le peuple du Seigneur dans ce désert, pour y périr, nous et notre bétail (Nombres 20 : 2-4). |
Aux plaintes répétées des Hébreux, Moïse répond par un mouvement spontané de colère :
Ainsi, entraîné par le flot de la colère, Moïse qualifie les Hébreux de « הַמֹּרִים rebelles ». La vocation du Prophète Moïse n’est-elle point de faire preuve de longanimité envers ceux qui fautent ? Puis, à ce manque de clémence s’ajoutent les paroles de Moïse osant dire : « Ne ferons-nous pas [Aaron et moi-même] sortir de l’eau du rocher ? ».
| י …הֲמִן-הַסֶּלַע הַזֶּה נוֹצִיא לָכֶם מָיִם. (במדבר כ: י) | 10 …Est-ce que de ce rocher nous pouvons faire sortir de l’eau pour vous ? (Nombres 20 : 10). |
Comment le Prophète Moïse peut-il s’arroger le privilège du miracle du jaillissement des eaux ? Ce pouvoir n’est-il point l’exclusivité de l’Eternel ? Et enfin, comment expliquer, alors même que l’Eternel ordonne à Moïse de s’adresser au rocher par la parole sous le regard des fils d’Israël (Nombres 20 : 8) que le Prophète ait frappé ce dernier par deux fois ?
| יא וַיָּרֶם מֹשֶׁה אֶת-יָדוֹ וַיַּךְ אֶת-הַסֶּלַע בְּמַטֵּהוּ פַּעֲמָיִם וַיֵּצְאוּ מַיִם רַבִּים וַתֵּשְׁתְּ הָעֵדָה וּבְעִירָם. (במדבר כ: יא) | 11 Et Moïse leva la main, et il frappa le rocher de son bâton par deux fois ; il en sortit de l’eau en abondance, et la communauté et ses bêtes en burent. (Nombres 20 : 11). |
Le fait que Moïse ait frappé la roche, acte considéré comme un acte de violence, voire même de rébellion face à l’Eternel, et non conforme à la vocation exemplaire de Moïse, va lui valoir d’être frappé d’interdiction d’entrée en Erets Israël !
| יב וַיֹּאמֶר יְהוָה אֶל-מֹשֶׁה וְאֶל-אַהֲרֹן, יַעַן לֹא-הֶאֱמַנְתֶּם בִּי לְהַקְדִּישֵׁנִי לְעֵינֵי בְּנֵי יִשְׂרָאֵל לָכֵן לֹא תָבִיאוּ אֶת-הַקָּהָל הַזֶּה אֶל-הָאָרֶץ אֲשֶׁר-נָתַתִּי לָהֶם. (במדבר כ: יב) | 12 Mais l’Éternel dit à Moïse et à Aaron : “Puisque vous n’avez pas assez cru en moi pour me sanctifier aux yeux des enfants d’Israël, aussi ne conduirez-vous point ce peuple dans le pays que je leur ai donné.” (Nombres 20 : 12). |
Plus encore, dès ce moment et jusqu’à la fin de la Torah, l’Eternel ne s’adresse plus à Moïse directement. Moïse est comme mis de côté. Ainsi, les Hébreux s’adressent directement à l’Eternel pour la réussite de leurs batailles (Nombres 21 : 2-3).
Le châtiment divin paraît disproportionné face aux fautes de Moïse qui dans un instant de lassitude et d’emportement laisse libre cours à sa nature de simple mortel. Or Moïse est « אִישׁ הָאֱלֹהִים L’homme du Seigneur » (Deutéronome 33 : 1) et doit à tout instant contrôler ses émotions et rester maître de sa personne pour la mettre au service de l’Eternel. Il semble que l’Eternel reproche non pas tant la colère mais le fait que cette dernière se soit en quelque sorte emparée de Moïse, chassant pour ainsi dire l’Eternel. Moïse comme l’Eternel aurait dû mesurer sa colère, si tant est que cela soit possible :
| ו כִּי רֶגַע בְּאַפּוֹ חַיִּים בִּרְצוֹנוֹ בָּעֶרֶב יָלִין בֶּכִי וְלַבֹּקֶר רִנָּה. (תהלים ל: ו) | 6 car sa colère [de l’Eternel] ne dure qu’un instant, mais sa bienveillance est pour la vie ; le soir dominent les pleurs, le matin, c’est l’allégresse. (Psaume 30 : 6). |
Moïse canalise la Lumière divine et ne peut en aucune manière corrompre celle-ci par un sentiment de colère non contrôlé même si celui-ci trouve son point d’origine dans la défense du Nom divin.
En quoi la colère considérée comme une faute est-elle totalement incompatible avec le désir d’ascension spirituelle, comme nous l’enseigne l’exemple de Moïse ?
Le livre de l’Ecclésiaste (קֹהֶלֶת Kohelet) considère que la colère défigure celui qui y succombe et le rend méconnaissable :
| טז גַּם כָּל-יָמָיו בַּחֹשֶׁךְ יֹאכֵל וְכָעַס הַרְבֵּה וְחָלְיוֹ וָקָצֶף. (קהלת ה: טז) | 16 Il [l’Homme] consume aussi tous ses jours dans les ténèbres : grande est sa colère, telles sont ses souffrances et ses impatiences. (Ecclésiaste 5 : 16). | ||
| ט אַל-תְּבַהֵל בְּרוּחֲךָ, לִכְעוֹס: כִּי כַעַס, בְּחֵיק כְּסִילִים יָנוּחַ. (קהלת ז: ט) | 9 Ne cède pas trop vite à ton humeur irascible, car la colère est à demeure au sein des fous. (Ecclésiaste 7 : 9). | ||
En somme la colère ravage aussi bien ceux qui la subissent que ceux qui en sont l’origine car celle-ci peut être comparée à un tsunami émotionnel que plus rien ne peut arrêter.
ש «אַרְבַּע מִדּוֹת בְּדֵעוֹת: נֽוֹחַ לִכְעוֹס וְנֽוֹחַ לֵרָצוֹת, יָצָא הֶפְסֵדוֹ בִּשְׂכָרוֹ. קָשֶׁה לִכְעוֹס וְקָשֶׁה לֵרָצוֹת, יָצָא שְׂכָרוֹ בְּהֶפְסֵדוֹ. קָשֶׁה לִכְעוֹס וְנֽוֹחַ לֵרָצוֹת, חָסִיד. נֽוֹחַ לִכְעוֹס וְקָשֶׁה לֵרָצוֹת, רָשָׁע.» (פרקי אבות ה: יא)
« Il y a quatre niveaux de conscience : facilement irritable et facile à la conciliation : son défaut est éclipsé par sa vertu ; difficilement irritable et difficile à la conciliation : sa vertu est éclipsée par son défaut ; difficilement irritable et facile à la conciliation : c’est le pieux ; facile à irriter et difficile à la conciliation : c’est le méchant. » (Maximes des Pères 5 : 11).
Autrement dit selon cette dernière réflexion, Moïse se rangerait parmi les « méchants ». Comment est-il possible d’imaginer un instant que le plus grand des prophètes, Moïse, le fidèle serviteur de l’Eternel, soit classé parmi les « méchants » ou « rebelles » s’opposant à la volonté de l’Eternel ?! De fait, la colère incontrôlée constitue un acte de rébellion contre l’Eternel :
ש « כָּל הַכּוֹעֵס כּֽאִילּוּ עוֹבֵד עֲבוֹדָה זָרָה » (רמב”ם, הלכות דעות, פ”ב).
« Tous ceux qui font preuve de colère, c’est comme s’ils rendaient un culte étranger (culte païen) ». (Maïmonide, Hilkhot Deoth, 2).
La lutte contre le culte étranger (païen) plonge ses sources très loin dans le temps et se retrouve en filigrane dans tout le Tanakh (Bible hébraïque) :
| י לֹא-יִהְיֶה בְךָ אֵל זָר וְלֹא תִשְׁתַּחֲוֶה לְאֵל נֵכָר. (תהלים פא: י) | 10 Qu’il n’y ait pas chez toi de divinité étrangère, ne te prosterne pas devant un dieu du dehors. (Psaume 81 : 10). |
Les Sages identifient la « divinité étrangère » à la colère intérieure qui ronge, empoisonne et tue l’Homme. Or la triple faute de Moïse repose sur son attitude colérique – l’emprise intérieure du dieu étranger – incompatible et contredisant les deux premières Paroles gravées sur les deux Tables de l’Alliance qu’il eut le mérite d’offrir aux Hébreux :
| ב אָנֹכִי יְהוָה אֱלֹהֶיךָ אֲשֶׁר הוֹצֵאתִיךָ מֵאֶרֶץ מִצְרַיִם מִבֵּית עֲבָדִים לֹא-יִהְיֶה לְךָ אֱלֹהִים אֲחֵרִים עַל-פָּנָי. (שמות כ: ב) | 2 Je suis l’Éternel, ton Seigneur, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, d’une maison d’esclavage. Tu n’auras point d’autre divinité que moi.” (Exode 20 : 2). |
[1] Parashat ‘Houkat : Nombres 19 : 1-22 : 1.
Shabbat shalom!
Haïm Ouizemann
