L'hébreu biblique
Le blog de Haïm Ouizemann

Parashat VaYeshev, Méditation sur le deuil

וַיִּקְחוּ בְנֵי-אַהֲרֹן נָדָב וַאֲבִיהוּא אִישׁ מַחְתָּתוֹ וַיִּ

Cet article est dédié tout particulièrement aux otages, femmes, hommes et enfants capturés par le mouvement terroriste du Hamas et aux parents attendant le retour des leurs.

La parashat VaYeshev[1], probablement l’une des plus dramatiques du livre de Bereshit (Genèse) ne peut laisser personne indifférent.

En effet, Yossef (Joseph) leur ayant raconté ses rêves lui promettant un avenir radieux, ses frères deviennent jaloux et haineux à son égard et osent se rendre chez leur père Ya’akov (Jacob) en lui apprenant la mort tragique de Joseph :

לב וַיְשַׁלְּחוּ אֶת-כְּתֹנֶת הַפַּסִּים וַיָּבִיאוּ אֶל-אֲבִיהֶם, וַיֹּאמְרוּ זֹאת מָצָאנוּ הַכֶּר-נָא הַכְּתֹנֶת בִּנְךָ הִוא–אִם-לֹא. לג וַיַּכִּירָהּ וַיֹּאמֶר כְּתֹנֶת בְּנִי חַיָּה רָעָה אֲכָלָתְהוּ טָרֹף טֹרַף יוֹסֵף. (בראשית לז: לב-לג)32 puis ils envoyèrent cette tunique à rayures, qu’on apporta à leur père en disant : “Voici ce que nous avons trouvé ; examine si c’est la tunique de ton fils ou non.” 33 Et il [Ya’akov] la reconnut et s’écria : “La tunique de mon fils ! Une bête féroce l’a dévoré ! Joseph, Joseph a été mis en pièces !” (Genèse 37 : 32-33).

La réaction de Jacob est immédiate :

לד וַיִּקְרַע יַעֲקֹב שִׂמְלֹתָיו וַיָּשֶׂם שַׂק בְּמָתְנָיו וַיִּתְאַבֵּל עַל-בְּנוֹ יָמִים רַבִּים. לה וַיָּקֻמוּ כָל-בָּנָיו וְכָל-בְּנֹתָיו לְנַחֲמוֹ וַיְמָאֵן לְהִתְנַחֵם, וַיֹּאמֶר כִּי-אֵרֵד אֶל-בְּנִי אָבֵל שְׁאֹלָה וַיֵּבְךְּ אֹתוֹ אָבִיו. (בראשית לז: לד-לה)34 Et Jacob déchira ses vêtements et il mit un cilice sur ses reins et il porta le deuil de son fils. 35 Et tous ses fils et toutes ses filles se mirent en devoir de le consoler ; mais il refusa toute consolation et dit : “Non ! Je rejoindrai, en pleurant, mon fils dans la tombe !” Et son père continua de le pleurer. (Genèse 37 : 34-35).

Jacob, à l’annonce de la mort de son fils préféré, porte le deuil : « וַיִּתְאַבֵּל / Et il [Jacob] porta le deuil » et ne peut trouver consolation de la perte de son fils : « וַיְמָאֵן לְהִתְנַחֵם/ Il refuse d’être consolé » comme également Samuel portera le deuil de Saül quand ce dernier sacrifiera un sacrifice en lieu et place de Samuel (I Samuel, 15 : 35) :

א וַיֹּאמֶר יְהוָה אֶל-שְׁמוּאֵל עַד-מָתַי אַתָּה מִתְאַבֵּל אֶל-שָׁאוּל וַאֲנִי מְאַסְתִּיו מִמְּלֹךְ עַל-יִשְׂרָאֵל מַלֵּא קַרְנְךָ שֶׁמֶן וְלֵךְ אֶשְׁלָחֲךָ אֶל-יִשַׁי בֵּית-הַלַּחְמִי כִּי-רָאִיתִי בְּבָנָיו לִי מֶלֶךְ. (שמואל א, טז: א)1 Et le Seigneur dit à Samuel : “Jusqu’à quand porteras-tu le deuil au sujet de Saül, alors que je l’ai jugé indigne de régner sur Israël ? Remplis ton cornet d’huile, et va, envoyé par moi, chez Jessé le Bethléémite, car c’est un de ses fils que je me suis choisi pour roi.” (I Samuel 16 : 1).

La racine du verbe וַיִּתְאַבֵּל A. B. L. א.ב.ל. signifiant « prendre le deuil » n’apparaît qu’une seule et unique fois dans le livre de la Genèse. Même lorsque la Matriarche Sarah s’éteint, le texte biblique emploie les deux racines « S. Ph. D. ס.פ.ד faire l’éloge funèbre de… » et « B. Kh. Y. [H], ב.כ.י. [ה]  pleurer » (Genèse 23 : 2). Le Patriarche Avraham fait l’éloge funèbre de son épouse bien-aimée et la pleure mais à aucun moment il n’est dit qu’il porte le deuil.

Que signifie donc « prendre le deuil » pour Jacob, fait unique dans le livre de la Genèse ?

Selon le grand commentateur et grammairien du Moyen-âge Rabbi Yona ibn Jana’h[2], la racine A. B. L. א.ב.ל. fait généralement référence à « la ruine et la destruction » : .”הַחֻרְבָּן וְהַשְּׁמָמוֹן”

כו רָאִיתִי וְהִנֵּה הַכַּרְמֶל הַמִּדְבָּר וְכָל-עָרָיו, נִתְּצוּ מִפְּנֵי יְהוָה מִפְּנֵי חֲרוֹן אַפּוֹ. כז כִּי-כֹה אָמַר יְהוָה שְׁמָמָה תִהְיֶה כָּל-הָאָרֶץ וְכָלָה לֹא אֶעֱשֶׂה.  כח עַל-זֹאת תֶּאֱבַל הָאָרֶץ, וְקָדְרוּ הַשָּׁמַיִם מִמָּעַל עַל כִּי-דִבַּרְתִּי זַמֹּתִי וְלֹא נִחַמְתִּי וְלֹא-אָשׁוּב מִמֶּנָּה. (ירמיהו ד: כו-כח)26 J’ai regardé et voici, la campagne fertile était devenue un désert, et toutes ses villes étaient renversées par l’action de l’Eternel, par le feu de sa colère. 27 Oui, ainsi parle l’Eternel : “Tout le pays deviendra une solitude, bien que je ne consomme pas la ruine.” 28 C’est pour cette raison que la terre est en deuil, et les cieux là-haut sont ténébreux, parce que j’ai annoncé ce que j’ai résolu et que je n’entends ni me raviser ni me rétracter. (Jérémie 4 : 26-28).

Le deuil – EveL – אֲבֶל de Jacob pour son fils Joseph exprime un profond et douleureux sentiment de stérilité intérieure, comme une terre frappée de sécheresse. Tous les espoirs portés vers Joseph s’écroulent. Ainsi la mort n’est plus seulement celle de Joseph à proprement dit mais la mort de Jacob. Jacob, qui avait projeté toutes ses attentes sur son fils Joseph, voit celles-ci disparaître.

La thèse de Rabbi Yona ibn Jana’h trouve sa confirmation à travers celle de Rabbi Yossef Kim’hi (Rykam, 1105-1170) dans son livre «סֵפֶר הַגָּלוּי, le livre de la Révélation » et de son fils Rabbi David Kim’hi (RaDaK, 1160-1235) tous deux grands grammairiens du Moyen-âge qui, se fondant sur le Psaume 35, comprennent que le nourrisson se trouvant dans l’impossibilité de téter le lait de sa mère est en deuil de celle-ci, morte de maladie ou accidentellement :

יד…כַּאֲבֶל-אֵם, קֹדֵר שַׁחוֹתִי. (תהלים לה: יד)14… comme si je fusse en deuil d’une mère, j’étais tristement courbé [vers le sol]. (Psaume 35 : 14).

L’on peut comprendre que Jacob, sur l’exemple de ce nourrisson, se voit coupé de son avenir. C’est la branche Joseph qui irrigue, ici, la racine Jacob. La vie de Jacob est suspendue à l’avenir de son fils Joseph et, comme il y aspirait, d’Israël.

De plus, Rabbi David Kim’hi dans son Livre des Racines, Sefer HaShorashim, remarque que la racine du deuil A. B. L. א.ב.ל. est très souvent associée au mot OuMLaL/ אֻמְלַל (« malheureux ») :

ג עַל-כֵּן תֶּאֱבַל הָאָרֶץ, וְאֻמְלַל כָּל-יוֹשֵׁב בָּהּ, בְּחַיַּת הַשָּׂדֶה, וּבְעוֹף הַשָּׁמָיִם; וְגַם-דְּגֵי הַיָּם, יֵאָסֵפוּ. (הושע ד: ג; איכה ב: ח; ישעיהו כד: ז)3 C’est pourquoi ce pays est en deuil, tous ses habitants languissent, en même temps que les bêtes des champs et les oiseaux du ciel ; même les poissons de la mer périssent. (Osée 4 : 3 ; cf. Lamentations 2 :8 ; Isaïe 24 : 7).

Le mot OuMLaL אֻמְלַל a pour racine « A. M. L. /א.מ.ל. » signifiant « être fané, languir, être abattu, être affaibli ». Autrement dit, Jacob en deuil est un homme abattu, coupé de l’espérance incarnée par Joseph.

C’est la raison pour laquelle Jacob refuse catégoriquement d’être consolé car d’une part, il ne peut se résoudre au fait qu’après lui, tout son héritage sera détruit à jamais et d’autre part, le corps de son fils ne lui étant pas revenu, il conserve une part infime d’espoir de retrouver son fils cher.

A la lueur de cette réflexion tragique, nous pouvons non point comprendre mais peut-être mieux cerner la douleur de celles et ceux qui, après les massacres, les pogroms perpétrés le 7 octobre 2023 par le mouvement terroriste du Hamas, se refusent toujours à prendre le deuil de leurs proches parents disparus, de leurs enfants introuvables et à admettre l’irréparable. 

Finalement, Jacob n’acceptera de sortir de son deuil que lorsque les frères de Joseph annonceront à leur père Jacob que Joseph est vivant : « Od Yossef Hay עוֹד יוֹסֵף חַי/ Joseph vit encore » (Genèse 45 : 26). Après un instant de doute, la vie reviendra à Jacob :

כז וַיְדַבְּרוּ אֵלָיו, אֵת כָּל-דִּבְרֵי יוֹסֵף אֲשֶׁר דִּבֶּר אֲלֵהֶם, וַיַּרְא אֶת-הָעֲגָלוֹת, אֲשֶׁר-שָׁלַח יוֹסֵף לָשֵׂאת אֹתוֹ וַתְּחִי רוּחַ יַעֲקֹב אֲבִיהֶם. (בראשית מה: כז)27 Alors ils lui répétèrent toutes les paroles que Joseph leur avait adressées et il vit les voitures que Joseph avait envoyées pour l’emmener et l’esprit de Jacob leur père revint à la vie. (Genèse 45 : 27).

Puisse ce dernier verset s’appliquer à tous les parents qui, dans l’angoisse, attendent avec une douleur indescriptible les leurs dont on n’a toujours aucune nouvelle…


[1] Parashat VaYeshev : Genèse 37 : 1-40 : 53.

[2]סֵפֶר הַשּׁוֹרָשִׁים ר’ יונה אבן ג’נאח  , « Le livre des racines » par rabbi Yonah Ibn Jana’h.

Shabbat shalom !

Haim Ouizemann

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J’ai plus de 30 ans d’expérience dans l’étude et l’enseignement de la Bible. Il n’y a pas de limite à ce que la Bible prodigue comme connaissance et inspiration pour la vie.
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