L'hébreu biblique
Le blog de Haïm Ouizemann

Parashat Béreshit, Genèse de la conscience morale

וַיִּקְחוּ בְנֵי-אַהֲרֹן נָדָב וַאֲבִיהוּא אִישׁ מַחְתָּתוֹ וַיִּ

La Torah[1] (Pentateuque) n’est point un livre de Science ou de Théologie où le Divin serait à démontrer. Loin de là, la Torah est essentiellement un Enseignement vivant visant au développement et à l’épanouissement du genre humain dans ce qu’il a de plus intime, sa conscience morale[2]. Le célèbre professeur Jean Hamburger (1909-1992) écrit : « Ainsi la science, en plus de l’aventure somptueuse qu’elle offre à l’esprit humain, pourrait être indirectement source de méditations capables de nous délivrer du sentiment d’absurdité. Mais la connaissance scientifique demeure tout-à-fait inapte à répondre à nos besoins profonds de transcendance. »[3]. Cette transcendance est celle-là même que la Torah révèle aux hommes dans le dessein de donner du sens à notre vie, sens dont Jean Hamburger dira que « le savoir scientifique est impuissant à éclairer »[4].

La Terre est une merveille de Création divine. L’on y trouve abondance, biodiversité végétale et animale (Genèse 1 : 11-12 ; 24-25) et harmonie. Ainsi, la première partie du livre de la Genèse décrit l’évolution progressive de la Création dont l’Homme constitue le paroxysme. Toute cette Création est placée sous le signe de la Beauté et le sceau de la Bonté divine comme en témoigne l’expression « Ki Tov/ כִּי-טוֹב car cela était bon ». Notons, néanmoins, que cette expression définissant l’ensemble de la Nature manque dans le cas de l’Homme.

Que nous apprend cette absence sur l’origine de la conscience morale ?

Lorsque l’Eternel enjoint à Caïn de maîtriser son intention de tuer son frère Abel, il lui offre l’alternative de « s’améliorer » :

ז הֲלוֹא אִם-תֵּיטִיב שְׂאֵת וְאִם לֹא תֵיטִיב לַפֶּתַח חַטָּאת רֹבֵץ וְאֵלֶיךָ תְּשׁוּקָתוֹ וְאַתָּה תִּמְשָׁל-בּוֹ. (בראשית ד: ז)7 Si tu t’améliores, tu pourras te relever, sinon le péché est tapi à ta porte : il aspire à t’atteindre, mais toi, sache le dominer ! (Genèse 4 : 7).

L’Homme est, sans cesse, interpellé par sa conscience à s’améliorer – littéralement à « faire le bien et le bon » (le verbe ט.ו.ב. – T.O.V. est conjugué au hif’hil). Le choix d’agir en Bien ou en Mal n’appartient qu’à l’Homme. C’est la raison pour laquelle l’Eternel au jour de la création de l’Homme ne l’a pas enfermé dans l’unique sphère du Bien « Ki Tov/כִּי-טוֹב car cela était bon ». La source fondamentale de la conscience morale chez l’Homme est divine. Le philosophe Jean-Jacques Rousseau écrit : « Conscience ! Conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, si ce n’est le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide (…) d’une raison sans principe. » (Emile, livre IV).

C’est ce combat intérieur intrinsèque au genre humain qui lui permet de progresser vers l’édification d’un monde meilleur.

Dans le second chapitre de Genèse, l’Homme n’apparaît plus à la fin de la Création comme au premier chapitre mais au début.

ה וְכֹל שִׂיחַ הַשָּׂדֶה טֶרֶם יִהְיֶה בָאָרֶץ וְכָל-עֵשֶׂב הַשָּׂדֶה טֶרֶם יִצְמָח כִּי לֹא הִמְטִיר יְהוָה אֱלֹהִים עַל-הָאָרֶץ וְאָדָם אַיִן לַעֲבֹד אֶת-הָאֲדָמָה. (בראשית ב: ה)5 Or, aucun buisson des champs n’était encore sur la terre, et aucune herbe des champs ne poussait encore ; car l’Éternel-le Seigneur n’avait pas fait pleuvoir sur la terre, et d’homme, il n’y en avait point pour cultiver la terre. (Genèse 2 : 5).

Ce dernier verset interroge sur le sens de la place de l’Homme au sein de la Création.

Sans présence de l’Homme, aucune plante, aucun germe ne peuvent se développer. Selon le commentateur Malbim (1809-1879), deux raisons expliquent pourquoi la nature demeure statique. La première réside dans l’idée que seul le labeur de la terre (ensemencement et plantation) pratiqué par l’Homme permet au monde d’être en mouvement, donc de progresser. La seconde, les pluies providentielles ne tombent que par les bonnes actions de l’Homme et sa prière.  Dans les deux cas, Malbim enseigne que le dénominateur commun réside dans la participation et la collaboration de l’Homme à la Création divine. Autrement dit, émerge pour la première fois dans la source biblique l’un des principes fondamentaux de la Pensée hébraïque : la responsabilité ! C’est l’Homme doué de pensée réflexive qui, en donnant un nom aux oiseaux, aux animaux et à son environnement (Genèse 2 : 19-20) leur donne forme, identité et Vie.  

Si l’Homme constitue, alors, la clef de voûte de toute la Création divine, cela ne signifie en rien qu’il puisse se conduire en despote et en maître absolu à l’encontre de cette dernière. Au contraire, il incombe à l’Homme, HaADaM הָאָדָם, sorti de la poussière de la terre, d’éprouver la plus grande gratitude à l’égard de sa féconde matrice, la Terre-Mère à laquelle il doit sa Vie :

טו וַיִּקַּח יְהוָה אֱלֹהִים אֶת-הָאָדָם וַיַּנִּחֵהוּ בְגַן-עֵדֶן לְעָבְדָהּ וּלְשָׁמְרָהּ. (בראשית ב: טו)15 Et l’Éternel-le Seigneur prit donc l’homme et l’établit dans le jardin d’Eden pour la cultiver [la terre] et la soigner. (Genèse 2 : 15).

Les deux verbes לְעָבְדָהּ וּלְשָׁמְרָהּ/ LéOVDaH et LéShOMRaH expriment ce que revêt la vocation du genre humain, à savoir concilier le travail, la transformation de la terre- לְעָבְדָהּ LéOVDaH, avec le respect, la conservation et la sauvegarde de la Terre-Mère – וּלְשָׁמְרָה OuLéShOMRaH. Ce fragile équilibre constitue l’un des plus grands défis du XXIe siècle que l’Homme ait jamais connu, à savoir le devoir de protéger. Si rien n’est fait, le réchauffement de la Planète de plus d’un degré et demi risque selon le dernier Rapport du GIEC, de conduire par la faute de l’Homme au point de non-retour à partir duquel l’ensemble du genre humain sera en danger d’extermination. Déjà, nous assistons impuissants à des catastrophes partout dans le monde dues à des sécheresses extrêmes, la fonte précipitée de glaciers millénaires, la venue soudaine de moussons destructrices hors saison dont les inondations emportent sans distinction aucune des milliers d’êtres innocents comme au Bangladesh, la disparition de près de 70% des vertébrés en cinquante ans selon le Fonds mondial pour la Nature (WWF) et la disparition des grandes forêts amazoniennes gravement menacées de « savanisation ». Il en va de notre responsabilité de sauvegarder l’Amazonie qui, renfermant près de 10 % de la biodiversité aussi bien végétale qu’animale, constitue le poumon vert et le patrimoine vital de notre si belle Planète qu’aucun voyage interplanétaire ne viendra remplacer.

L’Eternel a donné le droit d’usufruit à Ses créatures sans pour autant leur octroyer la propriété de Sa Création. L’Homme ne cherche qu’à tirer un profit immédiat des richesses naturelles sans nécessairement réfléchir aux futures conséquences néfastes susceptibles d’émerger :

טז וַיְצַו יְהוָה אֱלֹהִים עַל-הָאָדָם לֵאמֹר מִכֹּל עֵץ-הַגָּן אָכֹל תֹּאכֵל. יז וּמֵעֵץ הַדַּעַת טוֹב וָרָע לֹא תֹאכַל מִמֶּנּוּ כִּי בְּיוֹם אֲכָלְךָ מִמֶּנּוּ מוֹת תָּמוּת. (בראשית ב: טז-יז)16 Et l’Éternel-le Seigneur ordonna à l’homme, en disant : “De tous les arbres du jardin, tu peux te nourrir ; 17 mais de l’arbre de la science du bien et du mal, tu ne mangeras point : car du jour où tu en mangeras, tu devras mourir !” (Genèse 2 : 16-17).

De la même manière que l’Homme a le devoir de s’engager à protéger son environnement, il se doit également d’être le gardien de l’intégrité morale, mentale et physique de son frère, à l’opposé de Caïn tuant son frère Abel qui sans remords répond à l’Eternel :

ט וַיֹּאמֶר יְהוָה אֶל-קַיִן אֵי הֶבֶל אָחִיךָ וַיֹּאמֶר לֹא יָדַעְתִּי הֲשֹׁמֵר אָחִי אָנֹכִי. (בראשית ד: ט)9 Et l’Éternel dit à Caïn : “ est Abel ton frère ?” Il répondit : “Je ne sais ; suis-je le gardien de mon frère ?” (Genèse 4 : 9).

Le terme אֵי-/ Ey- de ce dernier verset rappelant celui de Genèse 3 : 9 אַיֶּכָּה/ AyeKa, lorsqu’Adam alla se cacher après sa faute, signifie « où » te situes-tu sur le plan de ta conscience ?

י וַיֹּאמֶר מֶה עָשִׂיתָ קוֹל דְּמֵי אָחִיךָ צֹעֲקִים אֵלַי מִן-הָאֲדָמָה. (בראשית ד: י)10 Et Il [le Seigneur] dit : “Qu’as-tu fait ! La voix des sangs de ton frère crient, jusqu’à moi, de la terre. (Genèse 4 :10).

La responsabilité engage non seulement les générations présentes mais aussi celles du futur. Le verset précise que ce n’est pas la voix qui s’élève de la terre mais les sangs, autrement dit les générations perdues qui ne pourront jamais voir le jour[5].

C’est alors que la terre- comprise comme une entité autonome- accusée d’avoir absorbé les sangs d’Abel et en quelque sorte trahi sa vocation d’amener la Vie, perd de sa force et de sa fécondité :

יא וְעַתָּה אָרוּר אָתָּה מִן-הָאֲדָמָה אֲשֶׁר פָּצְתָה אֶת-פִּיהָ לָקַחַת אֶת-דְּמֵי אָחִיךָ מִיָּדֶךָ. יב כִּי תַעֲבֹד אֶת-הָאֲדָמָה לֹא-תֹסֵף תֵּת-כֹּחָהּ לָךְ נָע וָנָד תִּהְיֶה בָאָרֶץ. (בראשית ד: יא-יב)11 Maintenant, tu es maudit depuis cette terre, qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main les sangs de ton frère !” 12 Si tu cultives la terre, elle cessera de te donner de sa fécondité ; tu seras errant et fugitif par le monde.” (Genèse 4 : 11-12).

Ces deux derniers versets révèlent qu’un rapport très étroit doit être mis en évidence entre la qualité de nos relations sociales avec notre prochain et l’abondance produite par la terre. La terre אֲדָמָה ADaMaH, tel un miroir, renvoie l’image de l’Homme, אָדָם ADaM. La terre, source de Vie, de partage et de bonheur ne peut en aucune manière être souillée par les sangs d’Abel, les sangs de tous ces êtres, hommes, femmes et enfants attendant encore et toujours que justice leur soit rendue. Comment deux frères capables de se partager équitablement le monde ont-ils pu autant se haïr et conduire au premier fratricide de l’Histoire humaine, הֶבֶל HeVeL (Abel) par son frère קַיִן Kayin (Caïn) ?

L’Eternel, dépité de la cruauté humaine, prend la lourde décision de mettre un terme à son Œuvre en effaçant Sa créature, Adam et avec lui, toute forme de Vie sur Terre ! Car quel peut être le sens d’un monde dépourvu de conscience morale ? Sans devoir moral, le monde demeure inapte à évoluer et à produire de la connaissance capable de libérer l’Homme des chaînes déterministes de la nature :

ה וַיַּרְא יְהוָה כִּי רַבָּה רָעַת הָאָדָם בָּאָרֶץ וְכָל-יֵצֶר מַחְשְׁבֹת לִבּוֹ רַק רַע כָּל-הַיּוֹם. ו וַיִּנָּחֶם יְהוָה כִּי-עָשָׂה אֶת-הָאָדָם בָּאָרֶץ וַיִּתְעַצֵּב אֶל-לִבּוֹ. ז וַיֹּאמֶר יְהוָה אֶמְחֶה אֶת-הָאָדָם אֲשֶׁר-בָּרָאתִי מֵעַל פְּנֵי הָאֲדָמָה מֵאָדָם עַד-בְּהֵמָה עַד-רֶמֶשׂ וְעַד-עוֹף הַשָּׁמָיִם כִּי נִחַמְתִּי כִּי עֲשִׂיתִם. (בראשית ו: ה-ז)5 Et l’Éternel vit que la méchanceté de l’Homme était grande sur la terre, et que le produit des pensées de son cœur était uniquement, constamment mauvais ; 6 Et l’Éternel regretta d’avoir créé l’homme sur la terre, et il s’affligea en lui-même. 7 Et l’Éternel dit : “J’effacerai l’Homme que j’ai créé de dessus la face de la terre ; depuis l’homme jusqu’à la bête des champs, jusqu’à l’insecte, jusqu’à l’oiseau du ciel, car je regrette de les avoir faits. (Genèse 6 : 5-7).

Dès lors que l’Homme perd et abandonne l’ « image du Seigneur צֶלֶם אֱלֹהִים- TseLeM ELoHiM », à savoir la conscience morale ou bien la connaissance ultime de soi dans son rapport au monde, image-conscience qui lui a été octroyée à l’instant de sa création, le monde n’est plus qu’une coquille sans âme :

כז וַיִּבְרָא אֱלֹהִים אֶת-הָאָדָם בְּצַלְמוֹ בְּצֶלֶם אֱלֹהִים בָּרָא אֹתוֹ זָכָר וּנְקֵבָה בָּרָא אֹתָם. (בראשית א: כז)27 Et le Seigneur créa l’homme à son image ; c’est à l’image du Seigneur qu’il le créa. Mâle et femelle furent créés à la fois. (Genèse 1 : 27)[6]

Pourtant, cette Parashah ne saurait se terminer sans une faible lueur d’espoir :

ח וְנֹחַ מָצָא חֵן בְּעֵינֵי יְהוָה. (בראשית ו: ח)8 Mais Noé trouva grâce aux yeux de l’Éternel. (Genèse 6 : 8).

[1] Parashat Béreshit: Genèse 1 : 1-6 : 8.

[2]  La notion philosophique de Conscience morale naît au XVIIe siècle avec Descartes, même si Socrate en fait déjà mention dans l’Antiquité.

[3]  Jean Hamburger, « La raison et la passion, Réflexion sur les limites de la connaissance », Seuil, 1984, p. 162.

[4]  Jean Hamburger, « La raison et la passion, Réflexion sur les limites de la connaissance », Seuil, 1984, p. 21.

[5] Talmud de Babylone, Traité Sanhédrin 37 : a.

[6] La notion de צֶלֶם אֱלֹהִים- TseLeM ELoHiM se retrouve également en Genèse 1 : 26.

Shabbat shalom !

Haïm Ouizemann

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J’ai plus de 30 ans d’expérience dans l’étude et l’enseignement de la Bible. Il n’y a pas de limite à ce que la Bible prodigue comme connaissance et inspiration pour la vie.
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