L'hébreu biblique
Le blog de Haïm Ouizemann

Parashat Ki Tissa, Au nom de l’identité humaine

וַיִּקְחוּ בְנֵי-אַהֲרֹן נָדָב וַאֲבִיהוּא אִישׁ מַחְתָּתוֹ וַיִּ

Detail of the work of Janusz Korczak at Yad Vashem, Jerusalem, Israel

La parashat Ki Tissa[1] débute par la loi du dénombrement :

יב כִּי תִשָּׂא אֶת-רֹאשׁ בְּנֵי-יִשְׂרָאֵל לִפְקֻדֵיהֶם וְנָתְנוּ אִישׁ כֹּפֶר נַפְשׁוֹ לַיהוָה בִּפְקֹד אֹתָם וְלֹא-יִהְיֶה בָהֶם נֶגֶף בִּפְקֹד אֹתָם. יג זֶה יִתְּנוּ כָּל-הָעֹבֵר עַל-הַפְּקֻדִים מַחֲצִית הַשֶּׁקֶל בְּשֶׁקֶל הַקֹּדֶשׁ עֶשְׂרִים גֵּרָה הַשֶּׁקֶל מַחֲצִית הַשֶּׁקֶל תְּרוּמָה לַיהוָה. (שמות ל: יב-יג)12 “Quand tu feras le dénombrement général des enfants d’Israël, chacun d’eux paiera au Seigneur le rachat de sa personne lors du dénombrement, afin qu’il n’y ait point de mortalité parmi eux à cause de cette opération. 13 Ce tribut, présenté par tous ceux qui seront compris dans le dénombrement, sera d’un demi-sicle, selon le poids du sanctuaire ; ce dernier est de vingt ghéra, la moitié du sicle sera l’offrande réservée au Seigneur. (Exode 30 : 12-13).

Pourquoi la source biblique mentionne-t-elle l’idée de rachat lors du dénombrement des fils d’Israël ?

Répondre à cette question n’est possible que si nous revenons à la source hébraïque originale :

יב כִּי תִשָּׂא אֶת-רֹאשׁ בְּנֵי-יִשְׂרָאֵל… (שמות ל: יב)12 “Quand tu ‘relèveras la tête’ des enfants d’Israël… (Exode 30 : 12).

Nous remarquons que le verbe תִשָּׂא / Tissa (« relever, élever ») extrait de la racine נ.שׂ.א. / N. S. A. peut se traduire par « tu élèveras la tête » des fils d’Israël. Autrement dit, la source biblique proscrit explicitement de compter les hébreux – verbe qui n’est d’ailleurs jamais mentionné dans notre parasha – mais de « relever leur tête ».

Cette dernière expression relative au fait de relever la tête afin de dénombrer les Hébreux fait écho au passage du Lévitique :

יג אֲנִי יְהוָה אֱלֹהֵיכֶם אֲשֶׁר הוֹצֵאתִי אֶתְכֶם מֵאֶרֶץ מִצְרַיִם מִהְיֹת לָהֶם עֲבָדִים וָאֶשְׁבֹּר מֹטֹת עֻלְּכֶם וָאוֹלֵךְ אֶתְכֶם קוֹמְמִיּוּת. (ויקרא כו: יג)13 Je suis l’Éternel votre Seigneur, qui vous ai tirés du pays d’Egypte pour que vous n’y fussiez plus esclaves ; et j’ai brisé les barres de votre joug, et je vous ai fait marcher la tête haute (Lévitique 26 : 13).

Le dénombrement n’est donc pas tant de quantifier les fils d’Israël que de les libérer du joug égyptien. Il est fort probable d’imaginer que l’Egypte pharaonique, pour asseoir et renforcer sa force de travail, pratiquait la statistique de ses esclaves. L’esclavage devient alors synonyme de quantification. L’être n’est plus nommé, il devient un chiffre, un nombre, un objet, une chose.

Rappelons qu’à la Création du monde, l’Eternel délègue à l’Homme Sa créature la faculté de nommer son environnement et non point de le quantifier :

כ וַיִּקְרָא הָאָדָם שֵׁמוֹת לְכָל-הַבְּהֵמָה וּלְעוֹף הַשָּׁמַיִם וּלְכֹל חַיַּת הַשָּׂדֶה וּלְאָדָם לֹא-מָצָא עֵזֶר כְּנֶגְדּוֹ. (בראשית ב: כ)20 Et l’homme donna des noms à tous les animaux qui paissent, aux oiseaux du ciel, à toutes les bêtes sauvages; mais pour lui-même, il ne trouva pas de compagne qui lui fût assortie (Genèse 2 : 20).

La vocation de l’Homme consiste donc à nommer les choses, les plantes, les animaux et les êtres, à donner en quelque sorte vie au monde qui l’entoure.

Le verbe « compter S. Ph. R. / ס.פ.ר. », absent de la parashat Ki Tissa, fait son apparition dans le second livre de Samuel. David, allant à l’encontre de l’avis de son fidèle général Yoav (II Samuel 24 : 2-3), décide de compter les fils d’Israël. Puis, regrettant sincèrement son ordre, David enjoint l’Eternel de lui accorder Son pardon :

י וַיַּךְ לֵב-דָּוִד אֹתוֹ אַחֲרֵי-כֵן סָפַר אֶת-הָעָם וַיֹּאמֶר דָּוִד אֶל-יְהוָה חָטָאתִי מְאֹד אֲשֶׁר עָשִׂיתִי וְעַתָּה יְהוָה הַעֲבֶר-נָא אֶת-עֲוֺן עַבְדְּךָ כִּי נִסְכַּלְתִּי מְאֹד. (שמואל ב, כד: י)10 Et David fut saisi de remords après ce dénombrement, et il dit au Seigneur : “J’ai gravement péché par ma conduite. Et maintenant, Seigneur, daigne pardonner le méfait de ton serviteur, car j’ai agi bien follement !” (II Samuel 24 : 10).

Le châtiment annoncé dans la parashat Ki Tissa pour avoir compté et immatriculé les fils d’Israël (Exode 30 : 12) tombe sur David par la voix du prophète Gad. David doit, alors, choisir entre trois formes de châtiments différents : sept ans de famine, trois mois de fuite face à l’ennemi ou trois jours durant lesquels sévira le fléau de la peste (II Samuel 24 : 13). David, tourmenté par sa faute, se tourne vers le prophète Gad et lui fait savoir que le fléau de la peste lui paraît comme le plus approprié :

טו וַיִּתֵּן יְהוָה דֶּבֶר בְּיִשְׂרָאֵל מֵהַבֹּקֶר וְעַד-עֵת מוֹעֵד וַיָּמָת מִן-הָעָם מִדָּן וְעַד-בְּאֵר שֶׁבַע שִׁבְעִים אֶלֶף אִישׁ. (שמואל ב, כד: טו)15 Et le Seigneur fit alors sévir la peste en Israël, depuis le matin jusqu’à l’époque fixée : de Dan à Beer-Sheva, le peuple perdit soixante-dix mille hommes. (II Samuel 24 : 15).

Comment expliquer, à la lueur de la source biblique, que le dénombrement du peuple d’Israël appliqué par David s’ensuive d’un tel châtiment ? N’existe-t-il point une disproportion entre la faute et le châtiment ?

L’Eternel s’adresse au Patriarche Avraham afin de lui annoncer l’impossibilité de comptabiliser le peuple d’Israël tant il sera nombreux et infini :

ה וַיּוֹצֵא אֹתוֹ הַחוּצָה וַיֹּאמֶר הַבֶּט-נָא הַשָּׁמַיְמָה וּסְפֹר הַכּוֹכָבִים אִם-תּוּכַל לִסְפֹּר אֹתָם וַיֹּאמֶר לוֹ כֹּה יִהְיֶה זַרְעֶךָ. (בראשית ט”ו, ה’)5 Et Il [L’Eternel] le fit sortir [Avraham] en plein air, et dit : “Regarde le ciel et compte les étoiles : peux-tu en supputer le nombre ? Ainsi reprit-il, sera ta descendance.” (Genèse 15 : 5).
י וַיֹּאמֶר לָהּ מַלְאַךְ יְהוָה הַרְבָּה אַרְבֶּה אֶת-זַרְעֵךְ וְלֹא יִסָּפֵר מֵרֹב. (בראשית טז: י)10 Et l’envoyé du Seigneur ajouta : “Je rendrai ta descendance très nombreuse, tellement qu’elle ne pourra être comptée.” (Genèse 16 : 10).

Israël, que l’on ne compte qu’indirectement par le biais du demi-sicle par tête, se place au-dessus de toute forme de quantification. David, en quantifiant les fils d’Israël, a voulu d’une certaine manière se rendre compte des limites de son propre peuple. Or, selon la Parole divine communiquée à Avraham, Israël est un peuple pérenne, non point par la force de son nombre mais par sa faculté à briller dans le temps comme l’innombrable multitude des étoiles qui, peuplant les plus lointaines galaxies, n’ont de cesse de nous prodiguer leur scintillante lumière. 

En 1942-1943, le régime nazi décide de réduire les déportés à un tatouage sur le bras gauche, un simple numéro visant à les déshumaniser en leur ôtant jusqu’à leur nom. L’écrivain italien Primo Levi, qui se suicidera le 11 avril 1987, décrit dans son livre « Si c’est un homme » l’horreur de ce processus de déshumanisation, de cet effacement d’identité initié par ses bourreaux :

« Häftling (prisonnier) : j’ai appris que je suis un Häftling. Mon nom est 174 517 ; nous avons été baptisés et aussi longtemps que nous vivrons nous porterons cette marque tatouée sur le bras gauche. »[2]

N’oublions jamais que les êtres humains, tous créés à l’image du Divin, ne peuvent en aucune manière se réduire à un numéro mais à un visage portant toute la grandeur de la dignité de l’Humanité. Notre vocation est de relever le visage d’autrui, de celui qui est notre frère en humanité :

כא וַיֹּאמֶר אֵלָיו הִנֵּה נָשָׂאתִי פָנֶיךָ גַּם לַדָּבָר הַזֶּה לְבִלְתִּי הָפְכִּי אֶת-הָעִיר אֲשֶׁר דִּבַּרְתָּ. (בראשית יט: כא)21 Et il [l’ange] lui répondit [à Loth] : “Eh bien ! je relèverai ton visage [je te favoriserai] encore en ceci, en ne bouleversant point la ville dont tu parles [à savoir Tso’ar]. (Genèse 19 : 21).

[1] Parashat Ki Tisssa : Exode 30 : 11-34 : 35.

[2] LEVI, Primo, Si c’est un homme, Paris, Julliard, 1987, p. 26-27.

Shabbat shalom !

Haïm Ouizemann

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J’ai plus de 30 ans d’expérience dans l’étude et l’enseignement de la Bible. Il n’y a pas de limite à ce que la Bible prodigue comme connaissance et inspiration pour la vie.
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